Depuis des lustres, le comte Dracula fait des émules à travers la littérature populaire, le comic-book n’y échappe pas. Et si une nouvelle génération de suceurs de sang évoluait dans un monde où l’Homo sapiens avait disparu, sinon presque, de la surface de la Terre ? C’est sur ce postulat simple mais efficace que repose Little Monsters, la nouvelle création indépendante de Jeff Lemire et Dustin Nguyen parue aux éditions Urban Comics.
Une catastrophe planétaire s’est abattue sur le globe, Il n’y a plus âme qui vive. Des enfants ont été transformés en créatures de la nuit, leur fraternité se compose de huit individus. Ils passent le plus clair de leurs nuits à traîner dans les rues et se livrent à des jeux idiots, histoire de tuer le temps. Nos rescapés se nourrissent de rats, les rongeurs prolifèrent en assurant leur survie. Cent ans à ce rythme, ça finit par être légèrement long. Mais qu’attendent-ils au juste ? Nos petites têtes d’anges guettent le retour de l’ancien, l’être à l’origine de leur mutation.
Pourtant lors d’une escapade nocturne, le groupe se scinde en deux. Par un heureux hasard, certains vont rencontrer un homme tandis que d’autres vont tomber nez à nez avec une fille. Comme quoi l’humain n’est pas complètement éteint. L’odeur de la chair, la vue de l’hémoglobine vont réveiller des sensations enivrantes voire oubliées comme une faim et une soif inextinguibles. Nos jeunes Nosferatu respecteront-ils la promesse faite à l’ancien de rester discrets où cèderont-ils à la tentation de l’exploration et de la chasse ? La situation risque de provoquer un clash au sein de cette famille dysfonctionnelle.
Jeff Lemire s’empare de l’œuvre de Bram Stoker et adopte une vision moins manichéenne de cet univers maintes fois transposé. Il secoue le genre et traite de drames personnels grâce à la dimension humaniste puisée chez ses monstres. L’auteur propose une relecture émouvante de la célèbre thématique vampirique, Little Monsters est une plongée sensible au cœur d’événements macabres. Il enfonce le clou car avec lui, l’imprévisibilité de l’adolescence se heurte à la sagesse de l’âge adulte. Le potentiel du titre réside également dans l’évolution intelligente et quasi instantanée des personnages. Le lecteur découvre d’abord des mômes qui se changent progressivement en bêtes sauvages au fil des cent cinquante-deux pages composant l’album. Les sujets récurrents chers à Jeff Lemire sont omniprésents : La croissance dans une communauté en marge, l’embarquement pour la découverte par la seule force de la volonté et la résurgence d’espoirs par le biais de voyages intérieurs en arpentant des territoires insoupçonnés. L’intrigue s’y engouffre avec bonheur à l’aide d’un large spectre de mystères et d’ambiances surnaturelles. La «coloration» émotionnelle s’engage sur une voie scénaristique tangible comme ce fut le cas sur Lost Dogs, Essex County, Sweet Tooth et etc. Le canadien réactualise des concepts grâce à ses points de vue originaux.
Dustin Nguyen délaisse ses pinceaux et l’aquarelle sauf pour les couvertures, repassant aux outils de base afin d’élaborer la série. Le retour aux sources s’effectue par une utilisation aisée du crayon, de la plume, d’un haut degré pictural de noir et blanc en rajoutant des trames façon manga. Son graphisme atteint des sommets, il associe le style délicat et superbement exécuté de Wildcats 3.0 aux grands aplats obscurs de The Authority : Révolution. Le crayonné expressif se couche harmonieusement sur les planches. Le dessinateur fait preuve de savoir-faire pour atteindre un niveau de qualité zéro défaut, il prouve son habileté incontestable du découpage fluide et de l’ellipse limpide. L’encrage se fignole en quantité mesurée et copieuse. L’esquisse et les arrière-plans en prennent pour leur grade, le passage au sombre permet aux lignes de rebondir sur le délié et de gagner en modelé. Les couleurs sont peu lisibles voire inexistantes, elles sont disséminées ici et là soit sur des lèvres rougeâtres où des murs gribouillés par Romie. La finition au numérique a pour effet de donner visuellement plus d’allure à la composition, d’obtenir directement des nuances et dégradés de gris saisissants. Cette technique ajoute une intensité lumineuse à l’ensemble de la bande. Malgré l’emploi de teintes restreintes, le graphisme se transcrit face à une symphonie de l’horreur.
À seulement dix euros le lancement, Little Monsters ne s’avère pas un investissement à haut risque. Alors on remballe ses canines acérées, on sort l’ail du placard pour se confectionner un joli collier et on dévore cette bande dessinée pour patienter. Ça gousse et ça glousse, merci Urban Comics.
Chronique de Vincent Lapalus.


© Éditions Urban Comics, 2023.