Au 21eme siècle, il y a encore des personnes qui n’ont aucune existence légale. Pas de numéro de sécurité sociale, ni de carte d’identité et zéro passeport. Enfin bref, rien nada. Dans certains cercles, ces gens deviennent de véritables légendes urbaines. On en entend parler seulement à voix basse lorsqu’un problème ingérable déboule lors d’une conversation. Vous en doutez ? Newburn de Chip Zdarsky et Jacob Phillips aux éditions Urban Comics formule un semblant d’explication concernant ces hommes de l’ombre.
Fut un temps où Easton Newburn était flic et un très bon. Seulement voilà, de dossiers douteux en affaires louches, il décida de quitter les rangs des forces de l’ordre pour basculer dans la clandestinité. Newburn se mit au service de la mafia new-yorkaise en tant que détective consultant. Il est en quelque sorte le garde-fou, la main armée qui maintient l’équilibre et la paix entre les différentes branches du syndicat du crime. On lave son linge sale en famille, la justice prévaut sur la vengeance.
Des règles ont été établies entre les quatre grosses factions de l’organisation, Easton est là pour leur rappeler et les appliquer froidement. Les truands ont une fâcheuse tendance à trop vouloir se tirer dans les pattes, ce qui est très mauvais pour le business. Newburn est connu comme le loup blanc. Il a ses entrées partout et jouit d’une totale liberté de mouvement sur les scènes de crimes, dans les commissariats, morgues et salles de presse.
Des kilos de cocaïne se volatilisent ? Un sous-fifre se fait descendre ? Un justicier dans la ville voire un tueur de masse dessoude de loyaux soldats ? Il faut négocier une coalition avec les hauts fonctionnaires de la police ? Délier la langue des balances ? Un simple coup de fil et notre homme se rend sur place, disponibilité 24H sur 24 et 7 jours sur 7 pour résoudre les soi-disant complications.
Easton Newburn croule sous les demandes à tel point qu’il engage Emily Star comme assistante. Il lui offre un joli salaire annuel à six chiffres, un plan épargne retraite plutôt avantageux et une mutuelle santé béton. Emily en aura bien besoin car elle va sauter à pieds joints dans la fange et flirter avec les embrouilles. Elle découvrira la dure réalité, et entrevoir jusqu’où quelqu’un est prêt à se corrompre pour de la dope où une liasse de gros billets verts. L’immoralité et l’argent font foi dans la rue.
Avec Newburn, Chip Zdarsky prouve qu’il n’est pas seulement un créateur de sériés débridées faites de blagues cochonnes et situations cocasses comme Sex Criminal où Howard the Duck. Il fait un revirement à 180° et aborde le thème du néo-polar avec beaucoup de sérieux ce qui lui ouvre les portes du club très fermé des cadors de la spécialité. Chaque chapitre est une histoire indépendante faisant partie d’une gigantesque trame générale. L’auteur trouve le juste équilibre scénaristique, il parsème une quantité impressionnante de subplots à l’intérieur de l’intrigue. Elle défile de manière simple et réaliste soutenue par un rythme effréné. Le héros principal est acerbe, froid mais méthodique nageant en pleine contradiction. Quant à Emily, elle n’est autre que le personnage témoin sur l’intégralité du récit. L’atmosphère et l’ambiance se développent puis gagnent en authenticité par l’intermédiaire de son regard. Les pages de son journal intime servent de vitrine pour mieux comprendre cet environnement délicieusement crapuleux et pestilentiel. Zdarsky s’infiltre et respecte les canons du genre, il crée pour l’occasion un casting considérable. La narration est bigrement bien structurée. Ce premier volume se perçoit comme le nec plus ultra, la meilleure expérience de lecture possible. Quoi de mieux que le crime-comics comme passerelle pour traiter de l’être humain pourri jusqu’à la moelle ? Il est évident que rédiger les aventures d’indécrottables salopards, on ne risque pas de souffrir d’un manque imagination.
Jacob Phillips se charge du dessin, du passage au noir et de la finition aux couleurs. La génétique a plutôt bien fonctionnée dans leur lignée, le fils est aussi talentueux que le père. Il faut signaler que cet illustrateur nouvelle génération est adroit, doué, rapide et ingénieux. Son coup de crayon est pourvu d’un vrai sens du storytelling, la maîtrise et le savoir de mettre en image prennent tout leur sens tellement Phillips est bon. Le découpage déploie des trésors de sobriété et dégage une énergie folle pour un artiste aussi jeune. Le crayonné se simplifie au maximum afin de proposer un style moderne rehaussé d’un rendu pur ne comportant que les éléments essentiels. L’encrage est net et sans bavure, il s’applique naturellement et en douceur sur les planches en bleu d’imprimerie. La mise en page s’élabore en un tour de main avec brio, l’encre de chine coule en quantité démesurée. Le clair-obscur tranche net, les lignes sont à la fois fines et brutes de décoffrage selon l’outil employé amenant à l’effet désiré. La colorisation numérique atteint sa pleine puissance, les pigmentations se couchent grâce à d’énormes aplats ravageurs. La luminosité bascule à n’importe quel moment d’un éclairage tamisé à des nuances vaporeuses. La quintessence de l’illustré pulp de la belle époque emprunte autant au vintage qu’aux films de gangsters. Les couvertures emblématiques fusionnent avec le fusain. L’aquarelle dégouline d’un pinceau trempé dans un gobelet d’eau maculée.Le conteur Phillips fond son art dans les zones d’ombre et les tons filtrés en demi-teintes, il joue à fond la carte des variations colorées.
Newburn se dévore comme une excellente découverte doublée d’un album sleeper aussi redoutable qu’addictif puisque les noms de Chip Zdarsky et Jacob Phillips figurent au générique en tant que partenaires créatifs explosifs. La faute de deux gars qui séparément ont fait des prouesses sur des titres comme Texas Blood, Stillwater, Batman The Knight et Dark City – Failsafe. Il suffisait simplement de les associer, eh ouais…CQFD !
Chronique de Vincent Lapalus.


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