Le Royaume-Uni et les États-Unis sont accusés, cette semaine, de crime contre l’humanité, par l’organisation Human Rights Watch ! Les faits ne datent pas d’aujourd’hui, puisqu’il est question de l’annexion des îles Chagos – un archipel situé dans l’Océan Indien – au début des années 1970, avec la complicité des Mauriciens. Si le combat pour la reconnaissance des faits et des droits des insulaires dure depuis des décennies, les éditions Phileas ont choisi de mettre en avant le récit des événements. Laurent Galandon, qui sait se saisir de sujets de sujets difficiles comme le terrorisme ou la guerre d’Algérie, a ainsi adapté le roman de Caroline Laurent : le rivage de la colère. Rachid N’Haoua chargé des dessins, démontre un style abouti, tout comme Degreff pour la mise en couleur.
Dès la couverture, Marie-Pierre Ladouceur est mise en lumière. Ce personnage joue en effet un rôle essentiel dans la lutte des Chagossiens. Le récit démarre à l’arrivée de Gabriel Neymorin, venu assister l’administrateur local dans ses tâches. Marie est irrésistiblement attirée vers lui. Après l’avoir rejeté – et qu’elle se soit consolée le temps d’un soir dans les bras d’un autre, il lui propose de lui apprendre à lire. Gabriel ne résiste pas longtemps à ses charmes, et quelques mois plus tard, le ventre de sa mie s’arrondit – n’en déplaise aux opposés au couple mixte. Lui s’inquiète de l’indépendance nouvellement acquise par les mauriciens, puis est obligé de signer une clause de confidentialité sur des décisions abjectes. Mais il chérit son petit Joséphin et sa famille… Jusqu’à découvrir qu’il n’est pas le père de l’enfant. Des denrées comme le sucre venant à manquer, la sœur de Marie, Josette, et son compagnon, partent en bateau pour Maurice.
Les auteurs nous dépeignent alors la lente descente aux enfers des habitants. D’abord, l’inquiétude qui monte quand 8 mois plus tard, ceux qui ont quitté l’île ne sont toujours pas rentrés. Puis la fille de Marie, blessée et mal soignée, en l’absence de médecin sur place. Et en 1971, le coup de tonnerre, quand les militaires débarquent, donnant ordre de quitter les lieux immédiatement. Sans explication, c’est la déportation de 2 000 êtres humains. Les déplacés sont parqués dans des bidonvilles. Vous devinez la fin d’un enfant mal soigné dans ces conditions. Marie doit aussi faire face aux décisions de ceux qui croient l’aider. Elle finit cependant par pouvoir se concentrer sur la résistance aux oppresseurs. Manifestation, grève de la faim… Réconciliée avec Gabriel, qui s’avère un soutien précieux, elle arrivera à annuler un contrat très défavorable aux Chagossiens, signé par le peuple à son insu. Les médias internationaux se saisiront enfin de la cause. Mais il faudra attendre 2019 pour une décision de la Cour internationale de Justice de la Haye. Le contrat d’exploitation de la base militaire américaine occupant l’île, conclu avec les Anglais, a cependant été prolongé jusqu’en 2036…
Le dessinateur et le coloriste ont accompli un important travail pour mettre en planches ce scénario riche et instructif. Le découpage joue sur la taille et la superposition des cases, pour nous faire découvrir la vie simple et heureuse sur l’île, l’histoire d’amour entre les protagonistes, et les terribles épreuves qui les affectent. Le trait fin et réaliste traduit parfaitement les émotions fortes de chacun, ainsi que l’ambiance créole et le contexte historique. La végétation luxuriante laisse la place à des scènes en contre-jour et nocturnes où les vagues se font cassantes, et où l’air manque lorsque l’héroïne est arrachée à sa terre. La souffrance personnelle se mêle à la douleur collective. Les couleurs sont denses, leurs tons sont justes. Chacun aimerait rester sur le rivage luxuriant, devenu un mirage.
Il est bien ici question de colère, et elle est légitime. A travers les vies contrariées, les familles brisées, abandonnées, l’histoire nous montre à quel point les droits humains des Chagossiens ont été bafoués. Le drame familial s’entrelace dans la grande histoire, avec force. Marie-Pierre est un personnage courageux, qui n’abandonne pas : une figure de la justice et de la liberté inspirante. Et cette bande dessinée est au cœur d’une actualité haute en émotion, puisque des descendants ont pu retourner en 2022 en bateau sur leur lieu de naissance. Puisse l’avenir leur permettre de se reconstruire.
Chronique de Mélanie Huguet-Friedel.

© Philéas, 2022.
Très tenté par cette bd après cette super présentation dont j’ai apprécié l’écriture 😀
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