NAPHTALINE

Rocío est jeune, dynamique, argentine. Elle a la vie devant elle, et pourtant elle semble comme bloquée. Lorsqu’elle emménage dans la maison de sa grand-mère, récemment décédée, les odeurs qui surgissent font jaillir les souvenirs de son aïeule, comme de petites bulles qui l’enveloppent. La jeune fille se transporte dès lors régulièrement dans le passé, pour nous narrer la vie de Vilma, italienne ayant immigrée, enfant, dans l’Argentine des années 1930. Voyage introspectif en miroir de son propre parcours, et de ses questionnements. Le titre du roman graphique, Naphtaline, fait référence à une de ces odeurs qui imprègne les lieux. Sole Otero, jeune auteure argentine, a écrit et dessiné cet album résolument moderne, paru aux éditions çà et là : elle nous offre en partage ces souvenirs… Où des visages de poupons et silhouettes tout en rondeur affrontent des épreuves et sacrifices qui les dépassent. L’histoire, bouleversante et attendrissante, nous embarque pour 333 pages puissantes, colorées, où différentes thématiques de fond – poids de la société patriarcale, liens intergénérationnels, conflits familiaux, deuil, homophobie…. – sont abordées avec justesse. Un travail remarquable, plusieurs fois sélectionné, des jurys lycéens à Angoulême, et déjà primé à Poitiers.

Tout en arrivant dans son nouveau logement accompagnée de sa meilleure amie, Rocio s’interroge. Elle était très proche de sa grand-mère, qui s’est pourtant beaucoup éloignée à la fin de sa vie. Comme beaucoup de femmes nées au début des années 20, Vilma n’a pas eu une vie facile. Ses parents, dont le père était communiste, ont fui l’Italie fasciste alors qu’elle n’avait que 6 mois. Son frère, avec qui elle partage une belle complicité, préfère porter des jupes et se maquiller… Elle veut devenir institutrice, lui n’a pas envie d’étudier. Et pourtant, elle doit travailler pour le lui permettre. Il est agressé, menacé, doit se conformer au modèle traditionnel, et finira par ne plus jamais revenir. Elle aspire à la liberté, mais son enfance et ses rêves s’écroulent quand son amoureux devient son agresseur… Et qu’elle doit se marier avec un autre homme, pour sauver les convenances. Elle a deux garçons, alors qu’elle rêvait d’avoir une fille ; ne supporte pas son mari, mais à cette époque le divorce n’est pas une option. Sa petite-fille lui apporte du bonheur et elles passent beaucoup de temps ensemble, mais elle tombera de plus en plus dans une spirale d’amertume, à laquelle aucune relation ne résistera.

Le récit alterne plongées dans le passé et scènes de vie du quotidien de la jeune adulte, se détendant et papotant avec son amie, prenant ou développant des photos, mais ne sortant pas et restant de plus en plus seule. Rocío se bat autant avec le chat – et surtout ses satanées puces, qu’avec sa mère au téléphone, mais principalement avec ses souvenirs qui prennent une forme presque matérielle, obsédante, envoûtante… Jusqu’à perdre pied. Elle puisera alors la force de comprendre qu’elle tient son destin en main, qu’elle n’a pas à attendre des autres et sombrer comme sa grand-mère. Elle regardera, enfin, autour d’elle et s’affirmera pour mener sa vie comme elle l’entend.

Dessin et colorisation participent pleinement à la qualité de l’album, venant servir le fil des idées développées, réveiller notre curiosité et imprimer durablement notre rétine. L’auteure passe du présent au passé par un habile jeu de couleur : personnages saumon sur fond blanc au présent, personnages blancs sur fond rose au passé. Elle ose des tons francs et entiers, et c’est ce qui donne son caractère unique à l’album. Ciel tout jaune, ou ciel tout rose ; double page rouge. Fond bleu marine habité par le tracé fin d’un fantôme arc-en-ciel… Doubles-pages noires. Le gaufrier est nettement mis en place avec des pages à 6 cases, pour mieux se transformer : le cadre devient celui des murs de la maison, vue de haut, et Rocío, qui a l’impression que la maison a rétréci, y apparaît en géante. Puis le découpage disparaît pour laisser place aux mouvements des personnages, marquer leur solitude ou leur tristesse… Au détour d’une page, la grille noire du gaufrier, finement rainurée de blanc, s’élargit pour enfermer les cases et retranscrire le désarroi de Vilma dans un parloir où écoute et compréhension manquent cruellement. Un autre passage déroule la terrasse bleu ciel de la maison sur une double page, où plusieurs moments se juxtaposent, de Rocío toute petite, mais déjà la préférée, à Rocío adolescente, ayant toujours l’intérêt de sa mamie ; transposant bien les images superposées qui peuvent surgir de notre mémoire se rappelant un proche.

Naphtaline est clairement un coup de cœur. Par le lien intergénérationnel si fort qui conduit Rocío à retracer la vie de sa Vilma bien aimée. Par son parcours, difficile, dont la retranscription détaillée permet de saisir la combinaison d’événements qui peut mener à l’amertume. Par ce récit de deuil incroyablement coloré, au découpage fascinant, et empli de résilience. Une œuvre incontournable de 2022 !

Chronique de Mélanie Huguet-Friedel.

© Éditions cà et là, 2022.

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