Aujourd’hui, je rédige une chronique un peu spéciale, un aller simple permettant de dépasser les nuages. Objectif Lune me direz-vous ? Eh bien non, nous prendrons la ligne directe pour l’immensité imperceptible du vide intersidéral. Jeff Lemire, Andrea Sorrentino et Dave Stewart seront nos commandants de bord sur la totalité du trajet, les éditions Urban Comics prévoient un décollage imminent avec Primordial depuis leur plateforme de lancement. Les voyants sont au vert, Roger nous sommes parés !
La fin des années cinquante marque le début d’une nouvelle ère, celle des programmes spatiaux. Américains et Russes rivalisent dans le domaine de la recherche scientifique et technologique mais également dans le cadre de la course aux étoiles. Les communistes coiffent au poteau les libéraux en expédiant le premier être vivant, la chienne Laïka, dans l’atmosphère. Dans la foulée, Les U.S.A. en font de même avec les singes Able et Miss Baker. Malheureusement, les cobayes se retrouveront à jamais sacrifiés et perdus dans l’espace.
1961, Donald Pembrook du MIT est envoyé à Cap Canaveral afin de fouiller, compiler ou enquêter sur les archives des projets de la NASA. L’éminent professeur met le doigt sur des données d’importance capitale concernant les deux primates, il prévient ses supérieurs. Le lendemain, Donald est remercié et congédié. Dès lors, un homme mystérieux prend contact avec Prembrook et lui conseille de se rendre à Berlin en pleine Guerre Froide. La vérité est ailleurs.
Là-bas il rencontrera Yelena Nostrovic, son homologue venu des pays de l’Est. Après d’intenses pourparlers avec preuves à l’appui, les chercheurs s’entendent sur le fait que les pauvres bêtes pourraient être toujours en vie malgré les déclarations officielles. Comment cela est-il possible ? Est-ce la conséquence d’une intervention divine ou espèce extraterrestre ? Quoi qu’il en soit, une puissance supérieure est à l’œuvre !
D’emblée, on réalise que Primordial n’est pas le titre le plus accessible de Jeff Lemire. Cet album n’est autre que le coup d’envoi du Mythe de L’Ossuaire. Ce sera un univers partagé et inédit constitué de séries indépendantes pourtant interconnectées à venir qui lui permettront d’explorer les recoins sombres et horrifiques de l’âme humaine. Le scénariste saupoudre son récit historique d’un rien de théorie de complot auquel il ajoute un zeste de sobriété en évitant le pathos. Jeff Lemire sait ménager le lecteur pour le propulser au centre d’une intrigue géopolitique un brin intello. Ses thématiques si chères comme l’amour, l’angoisse, l’affection ou l’horreur sont présentes. L’auteur concocte un thriller d’anticipation ambitieux et pousse à la réflexion. Ce voyage aux frontières du possible et de la logique dépasse l’entendement, les sujets sont abordés et effleurés en filigrane avec grande maturité et intelligence. Un esprit cartésien voire étriqué y trouvera son bonheur, c’est dire !
La mise en scène d’Andrea Sorrentino défie la perception, elle repose sur la recherche constante du mouvement perpétuel. Le secret de son storytelling capte et brouille efficacement le regard. Parfois, l’illustration prend le relais sur le texte car une image vaut mille mots. Les splash et pleines pages se composent de lignes fortes, de perspectives vertigineuses et d’angles hypnotiques. Un découpage inouï accompagne le dessin psychédélique en formant un couple symbiotique. Le crayonné et l’encrage de Sorrentino alternent différents genres graphiques et évoluent entre chaque planche. Les formes géométriques extravagantes et folles déferlent. Son style garde un côté progressif, torturé, pointu et naturel que l’on connaît. Dave Stewart pose la touche finale, il hisse la pigmentation jusqu’à la saturation. Le jeu de lumière fracasse, il tape à l’œil et apporte une belle ambiance dark. Le coloriste filtre les pages pour distinguer les diverses époques et situations. Les trames et nuances grisonnantes marquent l’aspect terrestre des années de plomb tandis que les teintes luminescentes accentuent le côté spatial et surréaliste de l’histoire. On navigue en plein déchainement visuel.
Allo Houston, nous avons un problème. Une équipe au sol me signale par radio qu’il ne faut jamais sous-estimer la détermination du meilleur ami de l’homme dans sa quête pour retrouver son maître, alors je vous souhaite une excellente lecture du rapport de mission.
Chronique de Vincent Lapalus.

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