Ed Brubaker, Sean et Jacob Phillips mettent fin à leur cycle années 80 avec bruit et fureur dans Reckless : Eliminer Les Monstres paru aux éditions Delcourt. Les jours de guigne se radinent, ça chicane et ça castagne. Notre antihéros borderline préféré est en mesure de clôturer le débat à grands coups de barre de fer ou à l’aide d’un fusil à canon scié si nécessaire.
En 1988, Reckless approche de la quarantaine bien tassée. Le poids de l’âge se fait durement ressentir. La faute aux contrats chelous, bastons et règlements de comptes qui ont eu quelque peu raison de son état physique.
Pour ne rien arranger, les relations avec sa complice et assistante de toujours partent en sucette. Anna a trouvé l’âme sœur, elle fréquente un tocard du nom de Dimitri. Ethan leur tient la chandelle et il n’aime pas ça, Anna va le lâcher pour se barrer avec son nouveau Jules.
Byron le fournisseur officiel de pellicules du cinéma/Q.G. de Reckless file ses coordonnées à une connaissance, le conseiller municipal Isaac Presley. Son père était promoteur et instigateur d’un vaste projet de reconstruction dans le secteur du Corridor, c’est un quartier pauvre habité majoritairement par la communauté noire de Lynwood. Son associé Gerard Runyan n’étant pas à son coup d’essai, trouva une close cachée dans un document officiel, un subterfuge qui lui permit d’évincer Presley senior afin de bâtir le chantier de la voie rapide 105.
Ethan a pour mission de déterrer des éléments compromettants et ruiner la carrière de l’ex collaborateur. La tâche va s’avérer coton puisque sa cible est un requin. Runyan évolue dans les sphères des magouilles politiques, d’argent sale et de corruption. Cette banale affaire d’escroquerie financière se révèle être du lourd. Reckless fonce tête baissée contre une enclume et risque d’y laisser plus que des plumes. Faire s’écrouler un tel empire comme un château de cartes ne sera pas sans conséquences. Anna et lui risquent fort de se faire karchériser la façade au lance-flammes car ils se retrouvent dans le viseur de personnes qu’il vaut mieux ne pas trop chatouiller.
Le menu fretin, les p’tits délinquants croupissent en taule tandis que les vrais salauds eux sont intouchables. À L.A., lorsqu’un homme de la rue se frotte aux puissants, forcément il risque de s’y péter les dents !
Ed Brubaker se la joue James Ellroy avec un récit fidèle au roman noir, la mythique tétralogie Los Angeles de l’écrivain californien a eu un fort impact sur les écrits du bédéiste. Les deux auteurs partagent un amour inconditionnel pour les univers violents et les regards tragiques que portent les protagonistes sur un monde particulièrement pessimiste et corrompu. Les personnages plongent dans une action qui les dépasse, ils s’en prennent plein la gueule et c’est extrêmement jouissif. Brubaker pose la narration avec soin en prenant le temps de développer les scènes, il guide intelligemment le lecteur à l’intérieur d’une intrigue subtile. Les monologues au travers des cases de pensées sont omniprésents, ils sont accompagnés de dialogues fins et bien amenés. Le scénariste développe une tragédie dans laquelle se mêle romance, désert urbain gangréné par le crime et la pourriture sociétale. L’atmosphère néo-polar si chère à Jean-Patrick Manchette n’est jamais très loin également. Le synopsis alterne entre les moments de calme avec des séquences d’une violence inouïe et paranoïaque. La série Reckless se hisse au rang de bande dessinée incontournable.
Phillips père et fils tiennent la cadence, Sean est un illustrateur polyvalent au graphisme solide mais stylisé. Il emploie un crayonné baroque et épuré, les contours s’appliquent avec la rugosité du papier de verre. La mise en page tape dans le mille, elle est à la fois luxuriante et dense grâce à un dessin pensé en plus d’être maîtrisé de bout en bout. L’encre de Chine s’étale sur de larges plages, pans ou bandes d’ombre pour proposer de la texture et du relief. Sean Phillips est une bête d’interprétation, il bluffe par son utilisation du découpage fluide et racé. Jacob Phillips élabore une gamme de nuances variées. D’une part, le coloriste montre le côté sea, sex and sun typiquement représentatif de la côte ouest. Et de l’autre, une facette moins éclairée jonchée de ruelles crades et de terrains vagues loin des projecteurs lumineux et des paillettes. Cette réalité sordide tend à marquer la fin d’une époque peu reluisante. Exit la pigmentation flashy voire criarde au néon des débuts, ce choc produit l’effet de couleurs s’accordant et s’équilibrant bien entre elles. La gamme chromatique parfois vive voire alerte bascule rapidement vers des tons altérés et ternes. Les Phillips réalisent une partition sans fausse note et rythmée.
Cette première décennie touche à sa fin en fournissant son lot de braqueurs véreux, soirées hollywoodiennes aux mœurs douteuses et politicards tricards. Désormais une question subsiste, quand est-ce que cette équipe créative va-t-elle avoir un loupé ? La réponse est simple…c’est impensable !
Chronique de Vincent Lapalus.


© Éditions Delcourt, 2022.