« Perte » est un nom féminin qui désigne le fait de perdre (quelqu’un), d’être séparé par la mort. Cette définition est au cœur du Labyrinthe Inachevé de Jeff Lemire, une bande dessinée parue aux éditions Futuropolis qui nous fait vivre une expérience à la fois complexe et intense.
William Warren n’est plus qu’une coquille vide depuis le décès de sa fille Wendy à l’âge de onze ans. Il ne trouve pas la force de faire son deuil, le poids du chagrin est trop insurmontable. Will déambule tel un mort-vivant, son corps bouge à peine grâce à la routine que lui impose son activité professionnelle quotidienne.
Les rapports avec son ex-femme Elena sont conflictuels et il se déconnecte peu à peu de ce qui l’entoure. Pour trouver un semblant de réconfort, Will se réfugie dans son palais mental et arpente un jardin du souvenir construit autour de l’écho sans visage de Wendy. Après tout, il se persuade que ce mode de pensée vaut toujours mieux que rien.
Pourtant, un appel inconnu survient une nuit à 3h12 du matin. Will décroche et entend la voix de Wendy l’appelant à l’aide. Une discussion s’impose avec sa confidente et voisine de palier Lisa qui lui conseille d’aller jusqu’au bout de ses recherches pour découvrir la vérité.
Plongé dans un véritable cauchemar du Minotaure, Will passera de l’autre côté du miroir. Il s’embarquera pour un voyage insaisissable et irréel, là où les plans de la ville se superposent au tracé architectural d’une grille de labyrinthe laissée par la fillette afin de révéler à son père, une cartographie de la métropole jusqu’alors inconnue. La frontière cousue de fil rouge devient très mince entre intégrité mentale et aliénation…
La tragédie et le déchirement sont des sujets de prédilection chez Jeff Lemire voire des éléments clés de sa biographie, il les exploite dans une étude anthropologique sérieuse. L’auteur dépeint un univers fictionnel où le drame familial côtoie la chronique urbaine. Il se dégage du récit une certaine tristesse poétique, une émotion profondément palpable. Les personnages traînent leur nonchalance, ils portent les stigmates d’une existence difficile et accidentée. Le scénariste plonge le lecteur dans une spirale humaine faite de combats intérieurs, d’incertitude et de regrets. Il nous met face à notre propre reflet afin que nos peurs et souffrances les plus insoutenables puissent ressurgir de cet ouvrage, Jeff Lemire est un conteur dans l’âme. Pour le graphisme, l’illustrateur déploie son style atypique et aisément reconnaissable. La mise en page ne correspond pas aux standards habituels de la production américaine. Le trait est anguleux ainsi qu’épais, le crayonné se griffonne délibérément de façon grossière à l’aide de lignes rudes. Les visages sont taillés à la serpe, le gaufrier pratique la découpe de manière franche et claire. La colorisation passe sous une pluie battante d’aquarelle à l’eau sale pour accentuer le côté morne et terne de l’histoire, les planches transpirent le désespoir.
Le Labyrinthe Inachevé a gagné sa médaille au palmarès des œuvres touchantes et humanistes au même titre qu’Essex County, Lost Dogs, Royal City, Sweet Tooth ou Winter Road.
Jeff Lemire + Futuropolis = Chef-d’œuvre. Voilà, tout est dit !
Chronique de Vincent Lapalus.


© Futuropolis, 2022.