L’histoire démarre comme un conte… Un père, une mère, leur nourrisson tout juste né dans la forêt. La mère est sans mains. Ils découvrent une famille d’accueil à côté de laquelle les sept nains feraient pâle figure, vivant hors du temps dans une forêt… Sous terre. Un immense refuge, dédale de galeries incroyables : le Bas. Frédéric Bihel, auteur accompli, signe, aux éditions Futuropolis, avec Tant que nous sommes vivants , un ouvrage très abouti, d’après le roman d’Anne-Laure Bondoux. La force et la sensibilité de cette bande dessinée se devinent dès la couverture.
Cela faisait des lustres qu’aucun enfant n’était né dans cette forêt. Tsell, sa mère Hama, et son colossal père Bo sont recueillis par Douze, qui conduit avec joie ses invités en bas des 117 marches, dans leur incroyable habitat souterrain. Oui, douze est son nom, car dans sa famille, on manque d’imagination. La première partie de ce roman graphique nous place donc hors du temps : où sommes-nous, dans quel pays, à quelle époque ? Dans une longue mise en abîme, Douze raconte, avec sa voix teintée de poésie… L’hiver succède à l’automne, dans une ambiance feutrée, où Hama se sent seule malgré la présence de Quatre, couturière qui lui tient compagnie. Bo découvre l’étendue des souterrains, jusqu’à la mine, et même, la forge – qui lui vaut une première réaction de rejet violente. Hama s’inquiète pour Bo, absent la plupart du temps. Elle ne sait pas qu’il lui prépare une surprise. Hama s’inquiète pour Tsell. Les ombres du bébé ne sont pas sans évoquer celle de Peter Pan… Puis vient le temps de l’été, la découverte de la presqu’île. Les années passent et Tsell grandit. Le jour où l’immense cargo Leviathan entre dans la baie, la jeune fille transperce le cœur d’un jeune matelot, Vigg. Que deviennent Bo et Hama, tiraillés par leur passé ? Tsell et son amoureux arriveront-ils à dépasser les événements qui se précipitent et la guerre qui les rattrape ? Alors qu’une tonalité dramatique s’invite au fil des pages, l’espoir et la douceur persistent.
L’excellence des dessins se cumule à celle du scénario. Le crayonné, puissant, très travaillé et vivant, adouci par des couleurs tendres, se mêle au fusain pour mieux nous plonger dans des regards intenses, des visages ridés, ou encore les détails des souterrains éclairés à la bougie ou aux lampions. Je me prends d’affection pour cette famille de petits êtres, pour Hama, mère aux expressions angoissées si entières, pour la nature très présente et les jeux de contrastes, de l’ours marchant dans la neige au pied de bouleaux, aux oiseaux souvent présents dans le ciel. Magie des planches où, à un découpage net, succèdent des illustrations très libres, où racines et galeries prennent place pour délimiter les scènes ; où, soudain, les personnages tombent, ou s’oublient dans un moment de grande concentration. Au sépia des premiers mois succède des planches couleur rouille, plus intenses. Puis vient la lumière… Et la nuit. La rouille à nouveau. La noirceur charbonneuse… Et la lumière retrouvée. Cette alternance d’ambiances magnifie le trait comme la narration. Les paysages immenses, où l’homme se fait tout petit, nous coupent le souffle.
Si je ne connais pas l’œuvre à l’origine de cette adaptation, elle est tout simplement remarquable. A mi-chemin entre le réel et le fantastique, elle nous parle, par un jeu de métaphores, des difficultés à surmonter un traumatisme, à rester en couple, à ne pas projeter ses peurs sur son enfant. De la souffrance des ouvriers, de la haine, de la guerre. Mais elle nous transmet également les petites et grandes joies de la vie, les étapes qui font son sel, de l’immense joie de la naissance au plaisir de chanter, de rêver, de tomber amoureux ; d’armer son enfant pour qu’il ait la force de réussir les épreuves sur son parcours. Intemporel, le récit narré est finalement universel, et notre cœur bat à l’unisson de la jeune et libre Tsell. Assurément, un coup de cœur 2022!
Chronique de Mélanie HUGUET-FRIEDEL.

