La cantine de minuit

Amateur et plutôt connaisseur de la culture japonaise dans son ensemble, je n’ai jamais vraiment accroché aux mangas, mis à part quelques séries comme Monster, Vagabond, ou Lone Wolf and Cub (un manga de 1971)… A ces exceptions s’ajoute désormais  La Cantine de Minuit, de Yarô Abe chez Lézard Noir. Netflix en a tiré une série (deux saisons), dont les épisodes durent une vingtaine de minutes chacun, sous le nom de  Midnight Diner, Tokyo Stories  (« Shin Ya Shoku Do » en VO, mot à mot « la cantine du cœur de la nuit »).

On sent immédiatement que l’on n’a pas affaire à un manga « classique » actuel : chaque volume possède une couverture cartonnée type « roman » dans un format qui s’y apparente (21 x 15) et ses trois cents pages sont divisées en une trentaine de petites nouvelles indépendantes.

L’action se déroule principalement dans un de ces petits restaurants tokyoïtes du quartier de Shinjuku dont la particularité est d’être ouvert de minuit à sept heures du matin. L’endroit est minuscule : pas de tables, un comptoir en U cerné de tabourets hauts, une arrière cuisine séparée par un simple rideau, quelques porte manteaux aux murs… Au centre de cet îlot se tient le « master » (anglicisme utilisé par les japonais pour désigner le patron du restaurant). Son restaurant a une carte très réduite mais, s’il a les ingrédients en réserve, il peut préparer les plats que les clients désirent, le tarif étant ad-hoc, le tout accompagné de bière, de saké ou de shôchû.

Chaque épisode porte le nom d’un plat. Il y a 24 volumes en VO à ce jour (11 traduits), ce qui donne une idée, à 30 épisodes par volume, de la richesse de la cuisine japonaise. Attention, pas de sushis ici, mais des recettes traditionnelles ou parfois inspirées de l’étranger, plutôt simples, parfois plus élaborées… Ne vous attendez pas à ce que l’on vous donne le pas à pas de la réalisation des plats. Si la caractéristique du met est parfois détaillée, tout l’intérêt de ce manga est de systématiquement le relier à un client et à une histoire qui lui est propre.

Au travers du regard bienveillant du « master » s’animent donc les héros de ces petites aventures du quotidien, gaies, tristes ou mélancoliques, hasards heureux ou malheureux. Elles se terminent parfois par une morale, parfois en queue de poisson ou abruptement, « à la japonaise » (nous dirions qu’il n’y a pas véritablement de fin au sens traditionnel du récit occidental). Dans ce restaurant, on croise les habitués purs et durs comme Ryû, le yakuza, les trois copines trentenaires et toujours célibataires, le vieux à la casquette, … et des clients qui vont faire leur apparition un soir puis revenir régulièrement le temps d’un « épisode ». Et l’on se prend vite d’amitié pour le « master », sobre observateur, plein de bon sens lorsqu’il prodigue un conseil ou porte un jugement.

Le dessin peut déconcerter de prime abord. Plutôt attiré par les graphismes élaborés, je me suis laissé séduire par le style faussement naïf, enfantin, de Yarô Abe. En premier lieu parce qu’il me semble traduire la tendresse de l’auteur pour ses personnages. En second lieu parce qu’il exprime parfaitement leurs émotions. Les visages féminins en particulier semblent hérités, dans leur tracé, de celui des estampes traditionnelles du XVIème siècle. Mais c’est bien là une des caractéristiques de la culture japonaise alliant simplicité et qualité (tout comme en cuisine).

Si l’on peut regretter que les quelques cases présentant le plat « thématique » de chaque épisode ne soient pas en couleur, il me semble que cet ensemble correspond à la définition originelle du « manga » (image dérisoire, de peu d’importance). Il faut reconnaître que captiver le lecteur dans ce huis-clos que constitue le restaurant et ses clients, avec des plans relativement statiques, relevait de la gageure. Mais le pari est réussi et l’on deviendra rapidement accroc à ses histoires que l’on évitera toutefois de lire toutes « à la suite ». Tout comme les plats proposés par le « master », et à l’instar de ses clients, on prendra le temps de « savourer »…

Et pour les fans cuisiniers, les éditions Lézard Noir publient le livre des recettes de la série (une partie tout du moins) !

Chronique d’ Eric Descombes

© Editions Lézard Noir.

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