De sel et de sang c’est une bande dessinée qui revient avec pertinence sur un drame qui s’est déroulé en août 1893 dans les marais salants d’Aigues-Mortes, un fait terrible longtemps oublié que les auteurs ont eu la bonne idée de faire remonter à la surface pour nous rappeler ce qui n’est jamais inutile que le libéralisme débridé, la misère et le patriotisme peuvent parfois pousser l’homme au pire.
Il est scénarisé par Fred Paranuzzi, illustré et colorisé par Vincent Djinda et complété d’un dossier éclairant qui ancre efficacement le récit dans son cadre historique.
Lorsque l’événement se produit, la France connaît un besoin de main d’œuvre consécutif à une industrialisation forcenée. Les marais salants permettent à la ville de tirer son épingle du jeu mais depuis peu, l’exploitation du sel Aigues-Mortais s’est privatisée ce qui génère une augmentation de la productivité qui s’accompagne d’une baisse du coût du travail. Malgré les cadences et un travail harassant, 2000 saisonniers se rendent chaque année sur les lieux. Les Italiens, des Piémontais appréciés pour leur force de travail sont alors mélangés avec les Ardéchois et les trimards, vagabonds de tous bords. C’est à eux que reviennent les tâches les plus compliquées. La course aux profits entraine une concurrence effrénée entre les travailleurs.
Les transalpins deviennent les boucs émissaires parfaits. Leur gouvernement est allié à l’Allemagne et à l’Autriche, les ennemis jurés. Ils sont accusés d’être des briseurs d’emploi.
C’est dans ce contexte sulfureux qu’aura lieu ce carnage qui fera dix morts et des dizaines de blessés et débouchera sur un procès ridicule, une parodie de justice liée aux pressions politiques diverses et au souci d’apaisement.
Dans ce roman graphique édité par Les Arènes BD, le scénariste s’interroge sur les raisons de cette tuerie. Il établit la montée des tensions, décrit l’engrenage, les provocations et leurs conséquences et enfin l’avalanche de haine et ses conséquences tragiques.
Il met en scène une chasse à l’homme impitoyable, un déferlement de rage d’une violence inouïe qui ne trouvera hélas que de vaines résistances et l’impuissance d’agents de l’état volontaires mais dépassés. Il met parfaitement en relief le saisissant contraste entre des ouvriers éreintés et fatigués et des bourgeois sans scrupules qui s’enrichissent et profitent de la pauvreté mais également cette facilité en cas de crise à retourner les foules et les hommes les uns contre les autres.
L’auteur souligne le concours de circonstances mais rappelle les diverses responsabilités des uns et des autres avec subtilité. Il a choisi comme narrateur une boulangère protectrice qui assista directement aux événements. L’écriture de Fred Paronuzzi est poétique et lumineuse et l’économie de mots appréciable.
Côté dessin, Vincent Djinda auteur que l’on avait découvert avec « Et pourtant, elles dansent » chez Des ronds dans l’O dévoile un travail de titan. Avec ce titre, il excelle pour montrer les corps fatigués par le labeur et les scènes de lutte. Son dessin puissant et expressif souligne le caractère irréél et dément d’une situation qui dérape. Quant à son choix de couleurs rougeâtres, il met en lumière la sauvagerie des faits.
De sel et de sang est un livre marquant. Il nous remémore une ignominie qui entache notre histoire. Intéressant et effrayant, il donne à réfléchir car il expose ce qui peut advenir lorsque la recherche du profit passe avant l’humain. Il nous rappelle également avec finesse les dangers auxquels on se confronte lorsque l’on dresse une communauté contre une autre.
Chronique de Stéphane Berducat

©Les Arènes BD, 2022.