Cyrille Pomès signe chez Rue de Sèvres un one shot à la fois dérangeant et questionnant, passionnant et beau. Il est le créateur d’une critique déguisée habile et percutante qui donne à voir et à penser.
L’auteur qui nous avait séduit avec « Le fils de l’Ursari » récompensé par le prix jeunesse délivré par l’Acbd est de retour avec une fiction intéressante et réflexive qui se dévore et s’immisce lentement dans notre cerveau. Le bédéiste signe une histoire qui comporte plusieurs niveaux de lecture, et nécessite d’être compulsée plusieurs fois afin de pouvoir apprécier comme il se doit l’ensemble des thématiques abordées, son ingéniosité et sa pertinence.
Moon fait partie de ces livres qui figent avec beaucoup de finesse les travers d’une époque. Sans être dépourvu d’espoir et d’optimisme, il souligne avec malice l’aliénation de nos contemporains à leurs objets connectés, une dépendance qui peut générer mal-être, mépris et bien plus. En quelques années, leur usage a envahi notre quotidien mobilisant notre attention plusieurs heures par jour altérant ainsi, hélas, la qualité de nos échanges avec nos « frères humains ».
Il nous démontre qu’un moment d’égarement numérique peut avoir dans notre vie des effets irréversibles ce qui est encore plus compliqué à appréhender lorsque l’on est mineur et vulnérable, que l’on cherche à se construire en bravant parfois d’un peu trop près les limites fixées.
Il nous invite dans cet opus à retrouver de jeunes adolescents dans une station balnéaire déserte, un lieu touristique ou l’ennui pointe systématiquement son nez une fois la saison estivale terminée. On part à la rencontre de Louna, Tom, Mel et leurs amis. Ils s’apprêtent à faire leur rentrée dans un cadre désolant. Louna est une écorchée populaire, intrépide et provocante. Elle ne manque pas d’audace et elle semble avoir le don de se mettre dans des situations inconfortables. Mel est son amie, une gaffeuse hyper connectée et soucieuse de plaire. Tom est privé de vie numérique pour les vacances, il trouve le temps long. Ces trois-là se réunissent le soir en cachette pour boire des bières et fumer des clopes, en bref, pour échapper à la monotonie de leur quotidien et s’évader un peu. Gabriel est un garçon mélancolique affublé d’une jolie mèche blanche. Ses camarades le surnomment Cosmos car il n’a pas de portable et semble constamment dans sa bulle.
Un jour, la foudre s’abat sur l’antenne relais coupant internet, téléphone, radio et télévision. C’est le début d’une nouvelle ère mais est-il encore possible d’exister sans son smartphone ?
L’artiste a élaboré un récit introduit par un préambule astucieux, complété de deux parties qui composent un one shot généreux et séduisant dans lequel il insère des doubles pages mystiques qui font office de respiration. Ils facilitent les changements de décors, l’alternance des scènes et fluidifient l’ensemble. Il glisse au passage des références cinématographiques qui font sourire.
Cyrille Pomès a imaginé des personnages auxquels on s’attache inévitablement, ils sont judicieusement construits, habités par des soucis personnels auxquels ils tentent de répondre chacun à leur manière. Parce qu’ils se heurtent à la vie, expérimentent et se relèvent comme ils peuvent, ils nous touchent inéluctablement. Leur naïveté nous émeut et nous ébranle.
Le dessin semi-réaliste, singulier, dynamique et stylé laisse une belle place aux émotions. Le découpage est varié et surprenant.
Les couleurs d’Isabelle Merlet sonnent juste. Elle apporte à une narration prenante des ambiances crépusculaires très convaincantes.
La sublime maquette est signée Raphaël Hadid et il faut reconnaître qu’elle est très réussie.
Moon est un album qui nous amène à repenser notre rapport aux réseaux et aux autres et qui nous donne une furieuse envie de serrer nos adolescents dans nos bras. C’est un titre à la fois subtil, profond et sensible qui mérite clairement le détour car il met en relief un monde impitoyable et une addiction répandue et toxique aux conséquences sans doute sous-évaluées.
Chronique de Stéphane Berducat.

©Rue de Sèvres, 2022.