CÉLESTE t1: Bien sûr, monsieur Proust

Vous reprendrez bien un peu de Proust ? À peine les célébrations du 150e anniversaire de la naissance du romancier achevées, on inaugurait déjà en grande pompe le centenaire de sa mort.  L’hommage à l’un des écrivains français les plus admirés au monde dure ainsi deux années ! Une grande exposition « Marcel Proust, roman parisien » s’est achevée en avril au musée Carnavalet tandis que sur France Culture, pendant un an, chaque semaine, une chronique ou une émission est entièrement dédiée au romancier. Depuis 2019 « La Recherche » fait peau neuve en poche, en 2021 sont parus des inédits – la première version de Du côté de chez Swann refusée par trois éditeurs par exemple – tandis qu’en 2022 plusieurs ouvrages d’éminents spécialistes viennent gonfler une bibliographie déjà monumentale. Ces événements et parutions font le bonheur des proustophiles et même des proustolâtres. Mais, nul besoin de faire partie de cette « secte étrange », pour goûter le dernier ouvrage en date : le premier tome de l’épais roman graphique de Chloé Cruchaudet « Céleste: Bien sûr, monsieur Proust », paru chez Delcourt aux éditions Soleil.

LA PRISONNIERE

Rien à voir avec une énième adaptation littéraire de roman ; d’ailleurs, pour ceux de Proust, la place est déjà prise ! Depuis presque vingt-cinq ans, Stéphane Heuet s’est en effet attelé à la folle tâche de transposer en bande dessinée « Du côté de chez Swann » et « À l’ombre des jeunes filles en fleurs » en huit tomes. Non, l’autrice a choisi d’adopter un point de vue particulier : celui de Céleste Albaret qui fut pendant 8 ans la gouvernante de l’écrivain.

Cèleste Albaret n’aimait guère Paris où elle était « montée » depuis sa Lozère natale pour épouser Odilon, chauffeur de taxi. Et rien ne la prédestinait à entrer au service de Proust, client régulier de son mari, un peu avant la Grande Guerre. En effet, elle n’a – de son propre aveu — rien d’une fée du logis : fâchée avec le ménage, elle ne sait même pas cuire une soupe et n’a de plus guère d’éducation ! Pourtant, elle va très rapidement devenir sa nounou, son secrétaire particulier (les éphèbes choisis par Proust sont souvent incompétents), inventer les « paperoles », jouer le rôle de Cerbère et éconduire les fâcheux auprès de son grand homme chez qui elle vient même loger quand Odilon est mobilisé.

Cette relation singulière constitue le sujet de l’album. On y perçoit comme dans « Monsieur désire » d’Hubert et de Virginie Augustin le lien ambigu qui les lie. Dans ce premier tome, l’autrice nous fait ressentir la fascination qu’exerce Proust sur la jeune femme de vingt ans sa cadette, amoureuse platonique de son maître, mais elle parvient également dans une sorte de distanciation là nous faire ressentir les maniaqueries de ce véritable tyran domestique. Le jeu entre la dévotion éprouvée par la servante dévouée (rendue encore plus prégnante par la séquence d’ouverture qui se situe  en 1956 dans laquelle Céleste vit dans le souvenir et les regrets aussi dans l’hôtel qu’elle tient avec Odilon) et la répulsion que peut parfois ressentir le lecteur à l’égard de cet homme capricieux  qui se délecte à raconter à sa servante innocente les débauches auxquelles il a assisté,  donne de la profondeur aux deux personnages tout en égratignant un peu le mythe ! Finalement, en mettant très habilement en scène cette distorsion, Chloé Cruchaudet illustre parfaitement le propos du narrateur lorsqu’il parle d’Albertine dans « La Prisonnière » : « Ce qui nous attache aux êtres […] c’est cette trame continue d’habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager » et nous présente Célestine comme une « captive » volontaire (sous-titre de l’ouvrage de Laure Hillerin, seule biographie consacrée à ce jour à Céleste). Ici, la jeune femme est encore naïve et toujours montrée, grâce aux angles choisis, comme « dominée » mais peut-être cela changera -t-il dans le deuxième tome…

LES PLAISIRS ET LES JOURS

Cette bande dessinée ne se réduit cependant pas à un simple huis-clos : l’artiste nous dépeint fort bien le contexte social de l’époque. Elle brosse le portrait de ce monde crépusculaire et futile, de ces mondains fin de race appelés à disparaître. Elle nous montre comment ces derniers ne se préoccupent nullement de la Guerre, confits qu’ils sont dans leurs rituels d’un autre âge et leurs vaines préoccupations dans la scène des bains de mer par exemple.  Le regard presqu’enfantin de Céleste- nouvel Huron voltairien ou Persan de Montesquieu – sur ces mœurs qu’elle ne connaît pas ou ces sous-entendus qu’elle ne perçoit pas est à la fois drôle et impitoyable d’autant que Cruchaudet cite alors des extraits de « La Recherche » qui entrent en résonance.

On retiendra particulièrement la double page sur « l’aquarium mondain » qui convoque une toile d’un des célèbres peintres de la Belle Epoque : la « Soirée au pré Catelan » d’Henri Gervex ; on admirera aussi comment, à la manière d’un Boldini, elle sait croquer la silhouette élancée des élégantes reines des salons et fait même de Proust presqu’un danseur virevoltant aux jambes effilées dont on perçoit la grâce et la délicatesse des manières. Elle arrive à rendre à la fois « la matière » qui nourrit l’œuvre de Proust et à nous montrer le processus créatif de ce dernier mais elle parvient surtout à intégrer brillamment dans son corpus ce qu’on aurait pu prendre, à tort, pour une œuvre « opportuniste ».

 DU CÔTE DE CHEZ CRUCHAUDET

Chloé Cruchaudet n’est en effet pas une proustophile de la première heure. Elle avait, jusqu’à il y a peu, lu seulement le 6e tome de « La Recherche ». Comme souvent chez cette autrice, l’idée du scénario a germé au hasard non pas d’une lecture, cette fois, mais d’une écoute. Elle a découvert Céleste dans l’émission « La Grande traversée » sur France Culture et a été charmée par la voix, le phrasé singulier de cette vieille dame, et ses expressions imagées. Elle a pris cette matière « historique » et se l’est appropriée. Ainsi on retrouve dans cet ouvrage des thématiques qui lui sont chères : le fond historique comme dans « Groenland Manhattan » ou « La Croisade des innocents », le contexte de la Grande Guerre si présent dans « Mauvais genre », le thème de la découverte d’un « autre » monde tels les voyages d’« Ida » et surtout le déplacement ou le déclassement d’un monde à l’autre comme celui qu’éprouvèrent, avant Céleste,  Minik et Paul.

Elle poursuit également le défi qu’elle se lance à chaque fois : adapter son style graphique au propos. Et là encore c’est une réussite… proustienne ! Au fameux questionnaire qui porte son nom, l’écrivain répondait à la question « Quelle est votre couleur préférée ? » : « La beauté n’est pas dans les couleurs, mais dans leur harmonie ». Ainsi, l’album est de toute beauté dans son harmonie de violets et verts et ses teintes pastel. Ses pages si délicates et évanescentes avec leurs jeux de transparence créés dans des brushes semblables à de l’aquarelle permettent au lecteur de bien distinguer la réalité du fantasme et des fantômes (mais c’est la même racine) nés de l’imagination ou des souvenirs de Céleste

 Ainsi la bédéaste ne se contente pas d’une simple bio-graphique hagiographique, au contraire ! Grâce à son choix de narration, elle applique ainsi brillamment un précepte proustien. N’affirma-t-il pas en effet sous le masque du narrateur de « La Prisonnière » : « Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles ». Nous pourrions ajouter à cette galerie d’artiste fictifs la bien réelle dessinatrice lyonnaise car à travers les « autres yeux » de Céleste et le regard de Chloé nous entamons un magnifique périple étoilé et iconoclaste. Nous attendons la suite de ce diptyque, rafraîchissant et profond à la fois, avec impatience … Un immense coup de cœur !

Chronique de BD Otaku.

© Editions Soleil, 2022.

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