C’est l’histoire de Marine Martin, une mère découvrant que les symptômes dont souffrent ses enfants sont liés à un médicament administré pendant la grossesse. D’Amar Benmohamed, officier de police judiciaire dénonçant les actes de racisme, la privation des droits et les mauvais traitements commis par les forces de l’ordre. De Raymond Avrillier, militant opposé à la privatisation de l’eau de Grenoble. Et de six autres personnes. Leur point commun ? Un sens de la justice, et ne pas vouloir se taire face aux abus dont elles sont les témoins. Lanceurs d’alerte, bande dessinée parue aux éditions Delcourt / Encrages, est autant un guide d’accompagnement qu’un cri d’alarme. Cette série de neuf conversations a été écrite par Flore Talamon. Elle a mené une investigation poussée, en partenariat avec l’association de la Maison des lanceurs d’alerte, avec l’aide d’Anticor (association anti-corruption), de juristes, de journalistes. La mise en dessin de cet ouvrage très complet a été réalisée avec soin par Bruno Loth qui a par ailleurs réalisé de nombreux ouvrages engagés (Ermo, mémoires d’un ouvrier…), mis en couleur par son fils Corentin Loth, dans un tandem déjà éprouvé. Une préface est rédigée par Irène Frachon, qui a mené le combat ayant abouti au scandale du Mediator.
A chaque chapitre, le lecteur découvre une nouvelle facette de cette aventure peu commune, à travers une interview. Qui peut être lanceur d’alerte ? Comment réunir les preuves ? Faut-il prévenir sa hiérarchie et/ou les médias ? Monter un collectif ? Rester anonyme ? Les cas concrets permettent de se faire une idée précise des possibilités d’agir, mais aussi des risques. Chaque épisode se clôt par une fiche conseil. Les récits montrent que n’importe qui peut se retrouver dans une situation nécessitant de réagir, dans des domaines très variés. Les abus peuvent être liés à l’argent et au pouvoir (marchés et politiques publiques à Grenoble en 1989 ; évasion fiscale ; détournement de fonds dans une association sociale), concerner les droits de l’homme (maltraitance par la police, sécurité des données personnelles), la protection de la santé et de l’environnement (pollution industrielle, utilisation intensive de pesticides dans la vigne et le vin, maltraitance animale, défaut d’information sur les effets d’un médicament antiépileptique pris pendant la grossesse sur les enfants)… A chaque fois, le protagoniste doit s’armer de patience et de courage pour affronter les menaces, le harcèlement moral, les éventuelles poursuites judiciaires, parfois la fin de son travail… Mais la fierté est aussi au rendez-vous, en particulier en voyant le regard porté par ses enfants sur son action.
Un crayonné à la sanguine rehausse et humanise le dessin, colorisé à la palette graphique. Les couleurs donnent vie aux entretiens, et les narrations du passé retranscrites prennent place dans des tons monochromes, variant à chaque chapitre. Ils aboutissent à une mise en distance facilitant l’acceptabilité des scènes les plus difficiles. Ambiance bleue nuit pour les scènes choquantes au dépôt du tribunal, rouge sang glaçant des abattoirs, couleur violette du raisin comme un filtre visuel qui nous dévoilerait l’omniprésence des pesticides utilisés… Les choix graphiques fonctionnent très bien et nous aident à suivre la chronologie et l’indépendance des événements. Le découpage, moderne, s’affranchit parfois du gaufrier classique pour mettre en lumière un système, ou la complexité des procédures, offrir une pleine page pour les scènes choc qui ont été déterminantes pour la suite, tirer le bilan de chaque expérience.
Cet excellent album vise autant à sensibiliser, former, que susciter l’indignation et l’envie de passer à l’acte – et le faire en ayant à la fois conscience des conséquences possibles pour soi, son travail… Il permet d’ être suffisamment outillé pour éviter les erreurs et aboutir dans sa démarche. Les définitions détaillées en fin d’ouvrage constituent un précieux aide-mémoire juridique. L’évolution récente du droit français et européen, également résumée en conclusion, est porteuse d’espoir. Si la lecture est dense, ces 198 pages méritent qu’on y consacre tout le temps nécessaire. Les lanceurs d’alerte sont indispensables, ils doivent être compris, écoutés et protégés. A faire lire au plus grand nombre, pour une vision plus éclairée de la société, de l’intérêt général et de ses droits.
Chronique de Mélanie Huguet – Friedel

©Delcourt, 2022.