Crossover définition : (Appelé aussi incursion) Désigne une production réunissant des personnages dont les aventures se déroulent habituellement dans des séries distinctes.
Deuxième déclinaison : Nom donné au dernier titre de Donny Cates, Geoff Shaw et Dee Cunniffe au sein du label Indies aux éditions Urban Comics.
Un jour dans la ville de Denver, l’imaginaire fit une arrivée spectaculaire dans notre bonne vieille dimension et cela n’est pas passé inaperçu ! Les personnages de comic-book ont débarqué avec pertes et fracas. La création a pris d’assaut la banalité du quotidien, les habitants se sont retrouvés au beau milieu de feux nourris. La boucle incessante d’affrontements sans fin entre les forces du bien et du mal a traversé voire explosé le quatrième mur. La réalité a vacillé, elle s’est déchirée.
Les héros et les vilains ont été mis sous cloche, l’un des leurs a crée un champ de force tout autour de l’état. Les pertes humaines se comptent à la pelle. C’est inacceptable pour l’homme car cette situation a ébranlé ses croyances. L’homo-sapiens ressent une peur irrationnelle, il prend conscience de sa fragilité face à ces demi-dieux de papier. Ce qui provoque un soulèvement, une montée du sectarisme et de l’obscurantisme religieux. On brûle les magasins et les livres comme à l’époque la plus sombre de la Seconde Guerre mondiale.
Otto est le propriétaire du dernier comic-shop de l’Utah, Ellie y est employée comme vendeuse. Le «temple» ouvre ses portes aux ultimes amoureux du neuvième art. L’apparition d’Ava Quinn, une petite fille chimérique, qui tente de se réfugier chez le commerçant provoque une crise d’hystérie générale. Le prêtre baptiste Lowe accompagné de sa congrégation ne l’entend pas de cette oreille, il fait pression sur son fils Ryan. Le jeune homme craque et jette un cocktail Molotov, la boutique part en fumée. Otto et Ellie perdent absolument tout dans ce geste inconsidéré en une fraction de secondes mais ils réussissent à s’en tirer indemnes avec Ava.
Nos deux bouquinistes décident de partir dans une excursion folle, direction le Colorado. Ellie souhaite retrouver ses parents enfermés sous le dôme tandis qu’Ava espère rejoindre les siens. Ils croiseront le chemin de Madman, des Impayés et tant d’autres. Il est donc logique qu’une poignée de justes se ligue à de simples mortels pour contrecarrer des exactions terroristes, des emprisonnements forcés mais aussi des expériences inhumaines venus de croyants fanatiques et restaurer un semblant d’équilibre.
Donny Cates se lâche complètement avec Crossover, sa passion des comics transpire à chaque page. Pour lui, le monde de la bande dessinée est aussi réel que le monde dans lequel nous évoluons. L’auteur pose les jalons d’un script d’enfer sur la thématique du récit uchronique comme l’ont fait avant lui Alan Moore et Dave Gibbons sur Watchmen où Frank Miller dans Batman Dark-Knight Returns. Que se passerait-il si les super-héros évoluaient parmi nous ? Cates insuffle tout sa pêche et sa verve dans une œuvre déjantée qui se veut être une ode à la sous-culture illustrée. Il ranime la flamme et la fantaisie pure dans nos reliures. Ce concentré de fan-art imprimé au format cartonné est un hymne à la rêverie, une expérimentation séduisante et formelle possédant une profondeur métaphorique. D’autres créateurs lui prêtent leurs jouets dans le seul but de divertir. L’appel au creator-owned est cinglant prouvant qu’il est une alternative aux deux majors en permettant de travailler sans contraintes et dans une liberté créative jouissive, les clins d’œil inondent. Quelle joie de rencontrer aux recoins d’une case Savage Dragon, Darkness, Witchblade, Tony Chu, Hit-Girl, Retro-Girl, Invincible etc…ce scénariste émérite réussit l’exploit de faire cohabiter tout ce joli monde avec un sens aiguisé de l’action pied au plancher. Le punch n’a jamais été aussi maîtrisé que sous le clavier de Donny Cates en faisant une démonstration magistrale de l’amour qu’il porte au médium à l’aide des multiples influences mises à sa disposition.
Geoff Shaw et Dee Cunniffe ne sont pas en reste puisqu’ils déploient des trouvailles et des merveilles graphiques. Le lecteur plonge dans le délire visuel à outrance, la mise en page déboule et chamboule. On ne regrette pas l’investissement puisque les deux artistes nous en donnent pour notre argent. Le dessin se pratique avec démesure, il suit le cheminement d’un scénario complètement ouf. Le crayonné est barré au possible mais d’une précision chirurgicale. Le découpage multiple est tout bonnement addictif, il envahit les planches avec panache. Shaw et Cunniffe ne font pas dans la demi-mesure, ils s’approprient la trame narrative avec efficacité et gourmandise. Le trait technique se fond main dans la main à la folie douce esthétique, le surlignement de l’esquisse fait couler beaucoup d’encre. Les bleus d’imprimerie viennent titiller les nuances lumineuses. Le rouge rend claustro tandis que le bleu incandescent aveugle. Le procédé Benday s’invite avec joie à l’intérieur du rendu numérique, on peut parler de joli métissage. L’illustration est tellement puissante qu’elle arrive à tirer son épingle du jeu et se met en avant avec distinction et démence.
Crossover est un titre totalement dingue mais dans le bon sens du terme. Vous n’avez toujours pas cédé à l’envie de prendre un risque pour une fois et de privilégier une mésaventure éditoriale insensée ? Il est temps de dépenser votre dose mensuelle commerciale et de venir vous éclater chez les indés. Promis, cela vous changera les idées !
Chronique de Vincent Lapalus.

©Urban Comics, 2022.