Qui est donc cette Alice Guy ?

Inconnue au bataillon et pourtant elle a côtoyé de près les Frères Lumière, Méliès, Gustave Eiffel et travaillé auprès de Louis Gaumont au déploiement de sa production cinématographique !

Dotée d’un caractère bien trempé, Alice Guy est la première femme au monde à avoir réalisé des films.

A 23 ans, en 1896, un an après la fameuse “sortie de l’usine” et “l’arroseur arrosé” des Frères Lumière, Alice réalise “La fée aux choux » sur la fabrication des bébés !

Très vite, le récit de Catel & Bocquet nous dévoile son souci de la mise en image, du mouvement et de la recherche de “vues amusantes”.

Ce sont les débuts du Cinématographe avec les Frères Lumière, des premiers succès des projections de films en public, de la concurrence féroce entre Gaumont, les Frères Lumière et Méliès et du film parlant en 1902. Alice s’implique sur les scénarios, dans la direction des décors et tourne très vite des films en extérieur aux accents féministes. 

Dès 1907, elle monte ses studios aux USA. La voilà aux manettes : réalisatrice et productrice de sa société! Elle tournera jusqu’en 1922 aux Etats-Unis en surfant au maximum sur des sujets de société et en bousculant les codes. Elle voudra tourner avec des Noirs et non des Blancs grimés, des scènes réelles avec des rats de gouttière et ne s’interdira aucun sujet. Une rebelle !

Le projet de roman graphique est donc très ambitieux. 

C’est à la fois une autobiographie chronologique découpée par séquences fortes et une histoire mondiale du cinéma naissant. Le texte est composé de dialogues qui mettent en relief la personnalité haute en couleur d’Alice, son caractère, son audace et son franc parler y compris dans sa vie privée. 

Le scénariste a eu à cœur de restituer tout un vocabulaire de l’époque : du “fondé de pouvoir”, des “billets de faveur”, aux “appointements”, et colle au plus près du personnage par ses expressions sans filtre et ses réparties. Alors qu’on lui oppose sa jeunesse pour un poste, la formule “ne vous inquiétez pas ça passera !” vient immédiatement clouer le bec de son interlocuteur et avec la même aisance elle qualifiera Mr Gaumont, alias le Barbelé, d’homme “issu de basse extraction qui a su s’élever.” !

C’est le résultat de recherches longues et fouillées.

Au détour d’une conférence donnée à Blois lors du BD Boum 2021, les auteurs livrent les coulisses. Ce roman graphique a nécessité un an de recherche avant le scénario. José-Louis Bocquet a connu Francis Lacassin qui a rencontré Alice sur ses dernières années. À sa mort, il lui a cédé au ses photographies et archives, une mine d’or pour coller au plus près de l’héroïne, de son allure et de ses expressions. Il s’est même rendu là où elle a vécu.

Trois ans furent nécessaires au total pour produire cet album qui a une place de choix dans cette Collection des Clandestines de l’Histoire, celles qui ont marqué durablement leur siècle et qui furent oubliées.

La dessinatrice est au service du récit. On y admire son sens du détail, son efficacité et l’expressivité de ses personnages. L’illustration laisse la place à l’exubérance et l’énergie d’Alice au plus près de sa sensibilité.

Il aura fallu faire des choix narratifs. À la froideur d’une chronologie, la personnalité chaleureuse et aventurière d’Alice à travers le trait de Catel embarque le lecteur.

Enfin ce roman graphique édité par Casterman ravive l’apport de “l’image animée” à une époque qui en est saturée. Très vite, Alice saisit ce qui se joue avec le film.

Alors que sa grand-mère tant aimée décède… “je pense que je ne reverrai plus jamais son sourire se refermer sur son visage… Et puis je pense qu’à quelques mois près, j’aurais pu impressionner un film avec ce sourire et le revoir jusqu’à la fin de ma propre vie.”

Catel et José-Louis Bocquet mettent un coup de projecteur magnifique et éclairé sur une visionnaire, une vraie.

Chronique de Céline Gandner.