Une visite guidée est organisée dans les bas-fonds pendant la saison la plus pourrie de 2021 avec Ed Brubaker et Sean Phillips. Leur Eté Cruel s’accompagne d’une canicule de drames pour finir en apothéose dans un excès de pure bestialité. Cette nouvelle virée dans le milieu marginal de Criminal est proposée par les éditions Delcourt.
1988 n’est pas l’année des jolies colonies de vacances pour Ricky Lawless. Du haut de ses seize ans, c’est le moment pour lui de plonger dans les coups foireux. Le redouté Teeg se retrouve une fois de plus en cabane. Ricky réalise un cambriolage chez un vieillard souffrant de la maladie d’Alzheimer pendant que son meilleur ami Leo fait le guet. Il lui dérobe un joyau d’une valeur inestimable pour le revendre sous le manteau à un fourgue et payer ainsi la caution de son daron. Le vol est réussi, le paternel enragé est de nouveau dehors. Mais cet acte répréhensible aura forcément des répercussions.
La victime du menu larcin est en réalité sous la protection de Sebastian Hyde, le grand patron de l’organisation criminelle de la cité. Hyde demande des comptes à Lawless senior qui doit rembourser le préjudice causé par son fils. Teeg manque cruellement d’argent et tente de reprendre contact avec Chic Severin. Il apprend du même coup que son ancien associé vient juste de passer l’arme à gauche. Lors de l’enterrement, Teeg fera la connaissance de Jane, la « régulière » de son vieux complice. C’est une beauté fatale, vénéneuse, roublarde et le début d’une nouvelle idylle.
Le grand fauve solitaire et la vipère calculatrice forment un couple détonnant. Ils vivent pendant quelques temps de leurs magouilles et autres combines. Mais avec l’arrivée précipitée du tout numérique, la monnaie physique se raréfie et les banques sont devenues frileuses. Teeg décide de faire un retour en ville pour s’associer à Tommy Paterson et Izzy Kurtz. Les truands préparent un casse qui leur permettra de se mettre au vert pendant un moment. Ce que Jane et Teeg ne savent pas, c’est qu’un détective privé du nom de Dan Faraday traque la détrousseuse.
Ricky vit très mal cette liaison. Le garçon et Leo suivent le même chemin que leurs pères, les chiens ne font pas des chats. Ricky est de la mauvaise graine, un voyou tandis que Leo dévoile sa véritable personnalité et lutte contre sa nature profonde. Mais par un étrange coup du sort, Faraday rencontrera Ricky. La petite frappe n’aura aucun scrupule à balancer les plans de son papa chéri afin de se débarrasser de Jane.
Le jour J, le braquage est un succès. Les sacs sont remplis de pognon et les malfaiteurs se séparent immédiatement après le partage. Sauf que l’intervention de Dan Faraday va gripper les rouages d’un plan qui devait se dérouler sans accros, le limier kidnappe Jane et l’opération vire au fiasco. Le final de cette histoire se règlera dans une cuisine. La situation dérapera entre Teeg, Ricky et Leo. Un seul coup de feu et tout ceci s’achèvera dans un chaos indescriptible, l’innocence est définitivement morte.
Ed Brubaker est fasciné par la criminalité sur laquelle il écrit avec brio. Le scénariste instaure une ambiance rude et capricieuse au récit. Son histoire se compose de cinq intrigues menées conjointement grâce à un travail d’équilibriste remarquable. L’action n’en finit pas d’avancer se dotant de ramifications impitoyables. L’auteur déploie le grand canevas qu’est Criminal et au final tous les acteurs sont connectés. Le milieu des gangsters si cher à Richard Stark (alias Donald E. Westlake) côtoie celui des privés solitaires de Raymond Chandler, Dashiell Hammett et John D. MacDonald. Son écriture est ingénieuse, sèche et viscérale. C’est un parfait condensé des styles de ces brillants créateurs. Brubaker relie le comic-book à la pure tradition du polar noir. Il clôture la série avec ce volume pilier qui fait le lien entre tous les albums.
Le genre est graphiquement sublime, bien exploité et représenté par Sean Phillips. Cet as de la mise en scène est capable de tout dessiner avec aisance, il rend justice à ce scénario tumultueux. L’artiste est un maître du noir et blanc. Il va à l’essentiel en matière de trait à la fois épuré et efficace. Phillips privilégie la gestion exemplaire de l’ombre et de la lumière pour fournir un découpage élégant et précis. Ses cadrages clairs se mettent au service d’une narration maîtrisée. Il reste artistiquement fidèle aux costumes, décors et véhicules selon l’époque. L’illustrateur dote ses personnages d’une expressivité singulière et emploie un dessin confortable qui n’a recours à aucun effet de surenchère. Son art repose sur la puissance naturelle qui se dégage de ses crayonnés et de son encrage.
Son fils Jacob se charge des couleurs. Il exploite une colorisation tachetée conçue avec des flashs lumineux appliqués sur les planches, il en résulte un impact visuel qui apporte quelque- chose de saisissant et de très réussi. Les nuances oscillent sur des pigmentations tamisées, elles sonnent justes et sont typiquement représentatives de l’éclairage blafard que requiert cette esthétique si particulière.
Un Eté Cruel est le titre immanquable des éditions Delcourt. Ce tome est époustouflant, il nous serre la gorge et nous fait transpirer sous une bouffée de chaleur asphyxiante en attendant la sérieuse averse de plasma rougeâtre des dernières pages.
Chronique de Vincent Lapalus.