Les Contes de la pieuvre ont vu le jour en 2017 avec la publication aux éditions Delcourt de La Malédiction de Gustave Babel, un imposant pavé de près de deux cents pages, qui mettait en scène un étonnant tueur à gages polyglotte au service d’une mafia dans un Paris un peu fantasmé, puis Un Destin de trouveur en 2019 qui montrait comment « la Pieuvre », cette mafia parisienne, recherchait et utilisait des « talents » particuliers quitte à les faire chanter pour les plier à son bon vouloir.
Gess publie en ce mois d’avril le 3eme opus de ses Contes impatiemment attendu : Célestin et le cœur de Vendrezanne. Il nous surprend à nouveau en parvenant à se renouveler. Après un récit onirique et mélancolique placé sous l’égide de Baudelaire et du Spleen de Paris , puis une énigme policière sous le signe de L’Émile et du Contrat social de Rousseau, voilà qu’il nous livre un passionnant récit feuilletonnesque à la croisée des Mystères de Paris d’Eugène Sue et du fantastique sur lequel planent l’ombre d’Hugo et de Balzac…
UN UNIVERS MAGNIFIQUEMENT CONTÉ
Il ne s’agit pas vraiment d’une série puisque les livres peuvent se lire indépendamment les uns des autres et que les volumes ne sont pas publiés dans l’ordre chronologique. D’ailleurs ce troisième tome est finalement le plus reculé dans le temps : après un prologue situé en 1842, il prend place en 1879. Il a pour héros un personnage que l’on a déjà croisé brièvement précédemment : Célestin, le discret serveur à l’Auberge de la Pieuvre le QG des têtes pensantes de cette mafia : L’Œil, l’Oreille, le Nez et la Bouche. On y revoit aussi d’autres personnages des précédents volumes tels l’Hypnotiseur, Pluton, Mama Brûleur ou Danjou avant qu’il ne devienne inspecteur. On a ainsi un peu le même fonctionnement que dans La Comédie Humaine ou La Recherche mais avec une attention toute spéciale accordée aux gens modestes.
Le protagoniste est en effet moins flamboyant que ceux des volumes précédents. Il se rapproche même de l’antihéros car il souhaiterait avant tout vivre une vie simple sans se faire remarquer. Mais comme Babel et Trouveur, il possède un talent rare : c’est un « discerneur ». Il voit au-delà des apparences ce que chacun est véritablement. Célestin cache son secret pour ne pas avoir à contribuer par son « talent » aux méfaits de la Pieuvre. Mais, lorsqu’il décide d’aider Daumale, un gamin de la bande des Asticots recherché par cette organisation tentaculaire et quand il est mis également en contact avec « la Chose » une entité mystérieuse qui menace le nouveau-né de l’Œil, il va être forcé de se révéler …
Célestin et le cœur de Vendrezanne est bien un « roman » : par son format et son dos toilé qui l’apparentent aux luxueux romans reliés d’autrefois, par ses fonds de page à l’apparence vieillie et tachée pour mimer l’usure du temps (d’anciens buvards d’imprimeur scannés par l’auteur), par sa pagination généreuse également, et surtout par son jeu d’intrigues multiples et son côté feuilletonnesque et choral.
UN DESSIN EXPRESSIONNISTE ET DÉTAILLÉ
Mais on ne saurait ignorer le côté « graphique » de ce dernier.
Le dessin très expressionniste colle parfaitement au propos. Souvent les personnages ont des gueules incroyables et ceci est même démultiplié grâce au don de Célestin qui donne une représentation littéralement saisissante de la faune qui hante l’auberge et qui apparaît menaçante sous ses traits animaux. Le passage de la réalité aux visions de Célestin est marqué par un code couleur particulier et un jeu sur le contour des vignettes : quand nous sommes en « caméra subjective », le rose orangé prédomine avec des cases arrondies, quand il se remémore son enfance dans des flash-backs, c’est le rose tyrien ; les scènes réalistes sont, elles, réalisées dans des couleurs sépia comme celles des vieux daguerréotypes. Les angles de vue sont originaux comme ces plongées sur la salle principale de l’auberge de la Pieuvre. On a aussi une impression de grouillement grâce au format réduit du livre et à la multiplication des cases. Ainsi se crée un sentiment de saturation et d’oppression qui donne bien à voir le dynamisme de ce Paris d’avant Haussmann et également son caractère dangereux proche de la cour des Miracles.
Gess a souvent raconté que l’idée des Contes lui était venue lorsqu’il effectuait des recherches pour La Brigade chimérique et qu’il était tombé par hasard sur les clichés d’Eugène Atget et de Charles Marville qui immortalisaient le Paris d’avant la transformation, celui des venelles sales de la fin du XIXe et des petits métiers. Ce Paris acquiert encore davantage d’importance dans ce tome comme l’indiquent les « didascalies » placées en tête de chapitre qui font mention des lieux traversés. On passe ainsi du Ve arrondissement rue Montagne Ste Geneviève où se trouve l’hôtel particulier de l’Œil, aux égouts du XVIIIe arrondissement puis à l’auberge située dans le XVIIe ou encore au passage Vendrezanne dans le XIIIe ou à la passerelle de l’Estacade de l’île St Louis. A chaque fois le décor est minutieusement travaillé et recréé nous transportant au XIXe. L’histoire se développe donc sur un terreau réaliste, documenté avec un arrière-plan social fouillé et Gess nous gratifie de quelques pleines pages présentant la capitale sous la brume ou la neige, son architecture et ses bâtiments célèbres. Il nous propose un Paris aussi authentique que celui de Tardi dans Le cri du peuple ou Adèle blanc-sec (et il fait d’ailleurs deux savoureux clins d’œil à son collègue dans ce volume). Il ne s’agit nullement de décors de cartes postales jouant sur le pittoresque. Il met ainsi en scène le terrible hiver de 1879 qui confère à la fois intrigue et atmosphère au récit en forçant les Asticots à se réfugier dans les catacombes et à y découvrir l’un des secrets de la Pieuvre et dote les pages d’un arrière-plan de neige qui souligne la détresse des indigents.
UN FANTASTIQUE FÉMINISTE
Pourtant, ce volume présente une tonalité fantastique jusqu’ici inédite. Dans Les Contes de la Pieuvre, Gess a décidé de rendre hommage à des cinéastes qu’il apprécie : Sacha Guitry, Alfred Hitchcock et Tim Burton en donnant leurs traits aux personnages du quatuor des dirigeants. Et si Guitry semble avoir inspiré le premier tome et Hitchcock le deuxième dans leurs intrigues et leur style on pourrait dire que le troisième est placé sous le patronage de Tim Burton. Le bédéaste s’inspire également du Rue des Maléfices de Yonnet qui effectue comme une cartographie des légendes attachées aux lieux de la rive gauche.
Avec l’explication progressive du prologue et du mystère du passage Vendrezanne, qui constitue l’intrigue majeure de ce récit, Gess interroge de manière fantastique sur la place de la femme dans la société. Les revendications de la « Chose » ne sont finalement pas si éloignées de celle de Mama Brûleur et reprennent celles des Communardes qui avaient été rapidement évincées. Ainsi, même si Célestin et le cœur de Vendrezanne a tout du roman populaire, il est aussi une œuvre engagée contre une société phallocrate et patriarcale. Au plaisir de l’aventure se joint donc celui de la réflexion…
Dans Les Contes de la pieuvre, Gess s’intéresse aux « talents » ; or, il pourrait lui-même faire partie de cette « Brigade chimérique » ! En effet, il possède le talent de construire un univers totalement original, fait preuve d’une imagination débordante et réussit l’exploit de nous surprendre à chaque tome tant dans la narration extrêmement maîtrisée que dans le graphisme. Ses ouvrages sont empreints d’une grande érudition et de poésie ; ils empruntent au réalisme social, au fantastique, au thriller aussi et sont également dotés d’une bonne dose d’humour. Un éblouissement du début à la fin qui porte le roman graphique au sommet ! A chaque nouvelle sortie, on a envie de relire les histoires précédentes à la lumière du volume inédit qui procure un éclairage et une profondeur supplémentaires à cet univers. L’auteur a confié qu’il avait encore au moins cinq histoires à proposer. Vivement le prochain qui devrait mettre en scène Claire, « la chapardeuse », fille de Trouveur dans les villes de Paris et de Londres du début du XXe siècle!
Chronique de BD Otaku.