Nicolas Dehghani formé à l’école des Gobelins travaille depuis une dizaine d’années dans les clips et la publicité. En parallèle, il s’ouvre à l’illustration et collabore avec des magazines comme Les Echos, XXI, l’Obs ou encore Le New Yorker ou Variety. C’est ainsi qu’il est repéré par Frédéric Lavabre fondateur et directeur éditorial des éditions Sarbacane qui lui offre l’opportunité de réaliser sa première bande dessinée : Ceux qui brûlent.
C’est un polar a priori classique. Une jeune inspectrice fluette, Alex Mills, en plein burn-out après un accident, n’est guère considérée dans sa caserne de machos. On lui a collé comme partenaire le has been du commissariat : Pouilloux un grand échalas bedonnant et dégarni, la cinquantaine et de faux airs de Pinot simple flic. Ça fait bien rire ses collègues « ah ah vous allez cartonner tous les deux ! On dirait que t’as enfin trouvé l’homme de ta vie » et, elle, ça l’exaspère. Alors, quand à deux pas du commissariat on retrouve un corps mutilé et brûlé à l’acide dans une benne à ordure et qu’on envoie le duo sur les lieux, Alex, est bien décidée à transformer cela en opportunité pour prouver sa valeur quitte à flirter avec l’illégalité…
D’emblée, on trouve avec le patronyme de l’héroïne une référence au film Seven puisqu’elle le partage avec le personnage joué par Brad Pitt. Mais contrairement à l’œuvre de David Fisher qui mettait en scène une enquête complexe avec un assassin machiavélique et retors, ici l’intrigue policière n’est finalement qu’un prétexte : elle est un peu expédiée et sa résolution semble presque le fruit du hasard. On pourrait alors percevoir une nouvelle signification au titre choisi : « ceux qui brûlent » ne désigne peut-être ni les assassins qui manient l’acide, ni leurs victimes carbonisées mais le tandem des enquêteurs qui « brûle » de frustrations, d’interrogations, d’émotions.
La part belle est ainsi faite aux personnages. Ils vont tous les deux se révéler différents de ce qu’ils semblent être a priori : Alex la teigneuse est beaucoup plus fragile qu’elle ne veut l’admettre et Pouilloux « l’empoté » bien plus fin qu’il ne semble l’être et ses bavardages indigents plus sensés qu’on ne pourrait le croire … Cette évolution est fort bien amenée au long des 188 pages du récit à travers des dialogues et des monologues percutants, des jeux de regards impressionnants et de savoureuses références cinéphiles. Et puis bien sûr, comme dans Seven, le décor joue lui aussi le rôle de personnage à part entière. L’action se déroule dans une grande ville jamais nommée mais qui semble être New York. Les différents lieux traversés dépourvus de fond ou se détachant sur une couleur « béton » sont rendus presque abstraits et baignent dans une même atmosphère poisseuse et glauque qui suinte la peur voire la folie. On n’y aperçoit jamais le ciel sauf à l’épilogue. La majorité des séquences se passe de nuit ou par temps de pluie et les gris dominent. Certaines cases et même une double page complète sont noires. L’encrage est très appuyé et cela permet de mettre vraiment en valeur contre-jours et clairs-obscurs. La palette de couleurs est volontairement réduite : du beige, de l’orange saumoné qui rappelle le feu, et quelques touches de bleu pâle. L’auteur arrive à merveille à créer ambiances et tensions. Il manie l’ellipse et ne montre pas. Il choisit également de prendre son temps et propose un découpage très aéré avec de longues séquences aux angles de prise de vue variés dans un style semi réaliste très expressionniste et épuré.
Les éditions Sarbacane avaient, entre autres, permis de révéler Lucas Harari avec son premier album L’Aimant en 2017. Il semble qu’elles aient trouvé un nouvel auteur en la personne de Nicolas Dheghani. Elles lui offrent la possibilité de déployer son talent dans ce polar épuré à la bichromie soignée, magnifiquement imprimé sur papier épais avec une belle reliure toilée qui ne pouvait être que …noire forcément ! On espère le voir bientôt de nouveau à l‘œuvre car son coup d’essai est plus que prometteur.
Chronique de BD Otaku.