Prenez un singe à l’allure imposante accompagné d’un cochon parlant un rien glouton. Ajoutez à cela un bonze aux atouts féminins abordant un style bondage et laissez ce trio arpenter les grands chemins. Eh bien je peux vous garantir que vous obtenez un périple assez mouvementé. Saiyukiden est la libre adaptation de La Pérégrination vers l’Ouest, elle est née de la plume d’un artiste atypique : Katsuya Terada et traduite par les éditions Pika Graphic.
Sun Wukong est un énorme primate sauvage et bagarreur. Lors d’un combat victorieux contre le Roi des Cieux, il s’autoproclama Grand Saint Égal du Ciel. Devant tant de suffisance et d’orgueil, le grand Bouddha en personne fit clouer le gorille au pilori afin de l’emprisonner pour l’éternité sur la montagne des cinq sens. Le macaque paya son insolente prétention.
Mais un jour, un moine nommé Sanzang escalada ce haut lieu afin de délivrer le mammifère simien. Il raconta à l’animal que le destin l’avait mis sur son chemin pour l’aider à atteindre sa quête initiatique. Le prêtre bouddhiste doit partir de Chine pour arriver jusqu’en Inde mais il ne peut pas faire ce voyage seul. Il est « celui qui remplace » et doit succéder à Shakyamuni, Bouddha historique qui céda à la corruption. La providence veut que cet homme de foi ramène la sérénité dans la création.
Sun Wukong accepte la mission sans trop réfléchir et y voit même l’occasion de pouvoir se venger de la divinité maléfique. Il s’armera de son bô magique Bâton de Bon-Plaisir Cerclé d’Or, de son nuage volant Jindouyun et fera cette traversée épique en compagnie de Bajie, un démon porcin qui éprouve un malin plaisir à se délecter d’êtres humains.
Cette jolie brochette de fortes personnalités entame son pèlerinage. Shakyamuni ainsi que les créatures, monstres et démons à sa solde ne l’entendent pas de cette oreille. Les disciples du bien, si on peut les nommer ainsi, parcourent des frontières inexplorées et hostiles et font très souvent usage de la violence pour continuer leur excursion. Un émissaire est envoyé en la personne de Nezha, fils du souverain des Cieux. Il devra empêcher cette équipe d’atteindre son objectif. Il en résulte une expédition maculée d’hémoglobine faite de férocité et de fureur extrême, une odyssée barbare.
Katsuya Terada en tant qu’auteur, se permet toutes les folies et fantaisies avec cette interprétation toute particulière de l’un des grands classiques de la littérature chinoise. Il se réapproprie le roman de manière assez franche et radicale. De son propre aveu, il raconte une version qu’il aurait eue envie de lire, à cents lieux des codes du genre parfois trop sages et un peu figés. Le créateur pose un ton résolument agressif à ce mythe légendaire. Il s’amuse beaucoup avec la temporalité, bouscule la linéarité du récit. Le scénariste dégaine un rythme coup de poing, déclenche l’émotion et veut provoquer le cliffhanger à chaque chapitre. Sa narration instinctive et féroce laisse libre cours à l’imagination. La lecture des premières pages déconcerte au premier abord en nous projetant d’emblée dans l’action pour revenir avec de l’explicatif plus tard, mais elle s’avère être un pur moment de fun assez perché au final.
Artiste multimédia, le « Rakugaking » (Roi des gribouillages) se laisse complètement emporter par la folie inventive. Son dessin est brut de décoffrage. Son trait est rageur, tout est très organique chez lui. Son style est construit à la base d’un crayonné qui privilégie la rondeur. Les planches hyper chargées de la quasi-totalité de l’album côtoient le tracé minimaliste tramé de gris des derniers chapitres. La gente féminine est magnifiquement représentée, les femmes sont belles et menaçantes. Les hommes et les bêtes sont façonnés avec des carrures imposantes. Le design global de l’ouvrage se veut titanesque pour apporter de la démesure dans le découpage et les perspectives. La couleur n’est pas en reste puisqu’elle est présente pratiquement à toutes les pages, ce qui est assez rare pour une production nippone. La pigmentation numérique amène à des tons froids, sombres et bouleversants. Des teintes telles que le rouge, le jaune, le orange, le violet, le bleu etc. inondent les cases pour simplement créer un impact spectral optimal. Il s’agit là d’un livre pictural de grande envergure. Cet illustrateur compulsif me rappelle furieusement notre Moebius national dans son aisance, il fait preuve de virtuosité dans la performance de l’esquisse et les nuances.
Pour finir, Saiyukiden chez Pika Graphic est la bonne gifle graphique que je cherchais. Ce livre est un bel exemple des réalisations d’une école de concepteurs d’univers qui me font rêver et me transportent. Des électrons libres qui ne rendent de compte à personne et qui travaillent surtout à l’impulsion. J’attends avec impatience la conclusion de ce merveilleux conte chinois croqué par le plus emblématique des rônins du dessin.
Chronique de Vincent Lapalus.