« La mortelle randonnée » d’Emily alias La Venin continue. Voici de retour l’héroïne imaginée par Laurent Astier moins d’un an après la sortie du tome II aux éditions Rue de Sèvres. Dans un troisième opus, sobrement intitulé Entrailles, elle poursuit son dessein mortifère pour châtier les tortionnaires de sa mère devenus depuis leurs années universitaires des notables régnant aux quatre coins du pays. Après avoir réglé son compte au politicien Eugene Mc Grady, puis au révérend Allister Coyle, elle a l’intention de s’attaquer à Drake devenu un puissant industriel en Ohio.
Mais elle est de moins en moins une pauvre cowgirl solitaire car elle est désormais accompagnée de Claire, la petite orpheline qu’elle avait tirée des griffes du révérend au tome 2 et de Susan, une jeune femme noire qu’elle a sauvé des exactions du Klan…. sans compter les Pinkerton, le sergent mis à pied par sa faute et les chasseurs de prime : tous sont à ses trousses car la récompense pour sa tête a encore augmenté !
La mécanique semble bien huilée (oui, je sais, jeu de mots un peu douteux pour une histoire qui se déroule au pays de l’or noir !) : un tome, une région des États-Unis, un homme à abattre. Or, une fois de plus, Laurent Astier prend le contre-pied de ce qu’on attend : dans ce troisième album, la vengeance arrive au tout début. L’essentiel n’est plus là.
Dans Entrailles plus de références explicites aux célèbres westerns comme dans les tomes précédents. Si le tome inaugural s’ouvrait sur un hommage assumé à Sergio Leone et à Il était une fois dans l’Ouest et si le deuxième faisait un beau clin d’œil à Sierra Torride, ici l’intérêt est ailleurs. Laurent Astier s’attache d’abord beaucoup plus au désarroi d’Emily. Il montre comment la rage secoue ses « entrailles » et la violence dont elle peut faire preuve. Alors qu’elle semblait jusqu’à présent être une Némésis implacable qui avait tout prévu, elle déraille … Elle est présentée ici comme humaine, trop humaine : à la fois dans les flashbacks de l’enfance qui mettent en scène à nouveau la perte et l’errance après une pause idyllique en Floride – alors qu’elle avait trouvé l’amour maternel qui lui manquait auprès d’une tante ni intéressée ni déséquilibrée mais aimante pour changer- mais aussi dans son effondrement en tant qu’adulte à la suite de révélations que nous nous garderons bien de vous divulguer ! Enfin, le tome innove surtout dans l’expansion des horizons.
En effet, l’auteur traite ici de la société américaine et de ses failles dans le Sud (Alabama) puis dans l’Ohio. On s’éloigne donc des régions traditionnellement dévolues aux westerns. Il faut dire que la période s’y prête : la frontière est fermée, la société industrielle moderne a fait son arrivée sur le nouveau continent et les ressentiments perdurent après la guerre civile, le tout formant un explosif cocktail riche en histoires potentielles. Dans la saisissante scène d’ouverture, on voit ainsi des notables membres du Klan (un shérif, son adjoint et même un sénateur) se livrer à l’incendie d’une ferme de noirs, lyncher le mari et envisager d’en violer l’épouse tandis qu’on assiste ensuite à l’exploitation d’ouvriers dans une ville minière. Dans la gamme chromatique utilisée tout comme dans les dialogues des personnages, l’auteur établit un parallélisme : les noirs et les gueules noires, ceux qui fouaillent « les entrailles » du sol, sont les damnés de la terre et y vivent un véritable Enfer.
Point de mythification ni de rêve américain ici. D’ailleurs, la seule référence littéraire présente dans ce tome est un extrait du Tom Sawyer de Mark Twain : là encore une Amérique rêvée, fantasmée, gentiment WASP et proprette qui s’oppose à l’école située au milieu du chantier, en plein cloaque boueux, dans laquelle Emily sous son identité d’emprunt d’institutrice fait la lecture aux enfants des mineurs. N’est-ce pas un hasard que le passage choisi soit celui du blanchiment de la barrière de tante Polly à la chaux ? En effet, les westerns du 9eme art (Marshall Bass mis à part) et encore plus du 7e art sont traditionnellement aussi blanchis à la chaux hollywoodienne : on n’y voit guère de Noirs, très peu d’ouvriers et les femmes y sont soit entraîneuses de saloon soit des utilités. S’appuyant sur de nombreux documents iconographiques (qu’on peut retrouver comme à chaque fois dans « les cahiers d’Emily ») et sur Une histoire populaire des États-Unis d’Howard Zinn, Laurent Astier répare cela en nous montrant une Amérique peu glamour et pleine de fange réelle et figurée. Emily s’y mue en pasionaria et souffle le vent de la révolte épaulée par les femmes de mineurs. D’ailleurs sur la couverture, elle ne brandit pas un fusil ou un revolver mais une simple pelle, l’instrument des travailleurs. Susan, la jeune femme noire, est une sorte de double d’Emily : aussi pugnace, déterminée et franche. Elle se fait, elle, le héraut de la cause afro-américaine et permet aussi à Emily d’évoluer. Un seul bémol, on regrettera qu’elle soit parfois croquée de façon stéréotypée et peu flatteuse.
En transformant son héroïne en une Louise Michel à colts et Stetson, Astier crée un écho avec des situations actuelles (place des femmes dans la société, grèves ouvrières, manifestations gilets jaunes et mouvement « black lives matter ») qu’il souligne malicieusement dans des dialogues à l’anachronisme assumé.
Finalement « la Venin » fonctionne un peu comme la série concept des frères Maffre « Stern » qui aborde un genre littéraire différent à chaque tome. Ici, on pourrait dire que Laurent Astier s’amuse à revisiter des catégories de films : après le thriller puis le film catastrophe, il aborde la chronique sociale. Il double ce défi d’une contrainte graphique. Après avoir évoqué le feu dans le tome 1 et l’eau dans le deuxième, il s’intéresse ici à un troisième élément : la terre. Il adopte pour chacun une palette chromatique adéquate à dominante de jaune orangé pour le premier, de bleu et de vert pour le deuxième et d’un camaïeu de bruns et de noir cette fois. Il est épaulé sur ce dernier tome par son frère Stéphane.
Comme le montrent ces jeux littéraires, l’ensemble est extrêmement pensé et maîtrisé. Même si la maquette est sensiblement identique d’un tome à l’autre (une histoire principale, des flashbacks sur l’enfance, les voyages d’Emily enfant et adulte en pages de garde et les Cahiers à la fin), les surprises et les dépaysements abondent. C’est toujours jubilatoire pour le lecteur : le dessin est d’une grande beauté, le découpage rythmé, le puzzle se complète petit à petit, il y a du suspense … mais cette « road bd » est aussi plus sombre et donne matière à réflexion … Une fois de plus, une réussite ! Nous avons hâte de retrouver cette fille de l’air dans Ciel d’éther !
Chronique de BD Otaku