L’Étrange cas Barbora Š.

Petit tour dans l’univers de la BD tchèque avec un véritable thriller graphique L’étrange cas Barbora Š. du trio pragois Vojtĕch Mašek, Marek Šindelka et Marek Pokorný, publié chez Denoël Graphic. Étrange cas … doux euphémisme pour qualifier la fictionnalisation de l’affaire de Kuřim. Ce scandale qui, en 2007, défraya la chronique en République Tchèque est digne des meilleurs polars noirs nordiques et aurait pu être le sujet de la quatrième saison de Forbrydelsen ou la cinquième de Bron. Mais Andrea la journaliste obnubilée par l’affaire, prête à tout pour connaître la vérité n’est ni Sara Lund ni Saga Norén et si cette sordide histoire de maltraitance d’enfants impliquant également des hommes d’affaires, des politiciens et des artistes a été jugée et les coupables condamnés, les mobiles des protagonistes font encore de nos jours l’objet de nombreuses interrogations. Pédopornographie ? Dérives d’une secte religieuse d’extrême droite annonçant la venue d’un nouveau messie? Les deux à la fois ? Et qui tirait les ficelles ?

Mai 2007, une maison de banlieue en Tchéquie

Un homme vaque à ses occupations dans sa cuisine en jetant un œil distrait sur l’image renvoyée par la caméra de surveillance qui filme son bébé quand soudain apparaît à l’écran une fillette nue ligotée dans une cave. Il vient de capter par inadvertance des images en provenance du pavillon voisin. Coup de fil à la police, arrestation de Lucie la « mère adoptive » et de Tereza sa sœur, placement d’Anna, l’enfant, dans un établissement d’accueil dont elle s’enfuira le soir même. Au cours de l’enquête, véritable coup de théâtre, on découvre qu’en réalité Anna s’appelle Barbora et qu’elle n’est pas âgée de 12 ans mais de 33 ans. Elle sera arrêtée quelques mois plus tard en Norvège où elle se dissimulait sous l’identité d’un garçon de 13 ans, Adam. Une ombre plane tout au long de cette histoire : celle de Josep, le père de Barbora, ancien chef charismatique d’une troupe scoute d’obédience d’extrême-droite. Lui qui n’a jamais été inquiété, que ce soit pendant l’enquête ou le procès, quel rôle a-t-il joué dans tout ça ?

C’est cette effroyable histoire de maltraitance à multiples rebondissements mêlant usurpation d’identité, manipulation mentale, mysticisme fanatique qu’ont choisi de nous raconter les deux scénaristes au terme d’une enquête qui aura duré six ans. Conscients du risque de sombrer eux-mêmes dans le voyeurisme malsain, fonds de commerce de la presse à sensation, ils vont faire le choix de la fiction afin de protéger les véritables victimes, les deux fils de « Lucie » en les excluant du récit ainsi que les tortures infligées en se focalisant sur Anna/Barbora. Autre élément de fiction : le personnage d’Andrea la journaliste (incarnation de leur propre voyeurisme) qui va se trouver entièrement obsédée et possédée par son enquête allant jusqu’à mettre en danger son couple voire son équilibre mental. Alors bien sûr ce récit terrifiant et palpitant n’est pas linéaire mais suit les méandres de la psyché et de l’avancée des recherches d’Andrea.

Le titre français n’est pas sans rappeler « L’étrange histoire de Benjamin Button » (Tiens une histoire où le personnage principal rajeunit …) ou « Une étrange affaire » , film de Pierre Granier-Deferre où, dans un autre registre, il est également question de manipulation mentale. Le titre original Svatá Barbora (Sainte Barbara) éclaire quant à lui la piste privilégiée par nos scénaristes.

Dès la première de couverture, on est sous tension : un gaufrier de 18 images dans une bichromie très froide de bleu/vert reproduisant des bribes de l’histoire qui, rassemblées, font apparaître le visage d’Anna-Barbora en gros plan. Inquiétant … Quant à la quatrième de couverture, représentant Anna pianotant de nuit sur son portable, elle est proprement angoissante.

Ce qui frappe avant tout dans cet album c’est l’originalité, l’extrême richesse, la dextérité graphique de Marek Pokorný, considéré comme l’un des meilleurs dessinateurs pragois actuels. Gaufriers classiques, pleines pages, map-mindings, mosaïques de minuscules vignettes vont s’entrecroiser tout au long de l’ouvrage. Il en est de même pour l’extrême variété des plans et du cadrage. Pour coller au mieux aux multiples chemins de traverse empruntés par les auteurs, il va se servir non pas d’un code couleurs, procédé dans l’air du temps quelque peu galvaudé mais d’un code graphique transcendant les atmosphères liées aux divers évènements. Il adopte un trait réaliste aux tons froids fourmillant de détails pour tout ce qui concerne l’univers d’ Andrea. Le passage concernant le camp de scouts est réalisé dans des tons sépia avec une formidable mise en scène et où les cadrages, plongées et contre-plongées rappellent l’esthétisme nazi d’une Léni Riefensthal. Le procédé graphique utilisé lors des épisodes consacrés à la prétendue jeunesse d’Anna, par ses couleurs plus vives en aplats ainsi que sa mise en page, nous fait songer à Chris Ware… Marek Pokorný prouve ici sa parfaite maîtrise des codes de la BD contemporaine. C’est carrément bluffant ! .

« Mais qui est le plus anormal, au fond : ces gens qui torturaient des enfants dans une cave, ou les dix millions d’«honnêtes citoyens» qui suivaient avec délectation leurs actes en direct au journal télévisé ? »

Loin de tomber dans les travers des tabloïds, ce roman graphique glaçant élu « meilleure bande dessinée » 2018 en République Tchèque soulève aussi la question du voyeurisme auquel les médias, vous, moi, n’échappons pas. Sa grande force réside dans le fait que malgré tous les éléments apportés, la personnalité de Barbora Škrlová demeure une énigme. Et la dernière image du livre est là pour nous le rappeler…

« L’équation a mille inconnues » est loin d’être résolue.

Chronique de Francine Vanhée

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