Rhapsodie en bleu

Le bleu est une couleur chaude pour Andrea, Martino et Cati, les trois cousins alors en villégiature dans la petite station de Medea cet été 1938. Il suffira d’une diffusion radiophonique pour que ce bleu azur vire au bleu nuit ou se fige en un bleu glacial, que leur vie bascule et leur avenir devienne incertain. Dans Rhapsodie en bleu, paru aux Editions Futuropolis, Andrea Serio va décliner toutes les nuances de bleu rehaussées d’ombre et de lumière de Trieste à New York, de New York à Naples à travers le destin d’Andrea, jeune juif exilé revenu au pays combattre le fascisme au sein de l’armée américaine. L’art de faire surgir l’émotion par des non-dits criants et des pastels de toute beauté.

Décembre 1944.

Le GI Andrew Goldstein appuyé au bastingage d’un paquebot réquisitionné par l’US Army, contemple l’océan qui le ramène en Italie. Bleu froid de l’océan, bleu de la peur des combats à venir partagée par tous les hommes sur le navire qui se dirige vers Naples et vers nous lecteurs sous un ciel et une mer d’encre. S’en suit un flashback au temps où Andrew s’appelait encore Andrea et où Medjeva (actuellement en Croatie) alors italienne portait le nom de Medea.

Medea 1938

« Cette plage, pour mes cousins et moi, c’était ce qu’il y avait de plus beau au monde. Notre saison de baignades commençait à la fermeture de l’école et durait jusqu’aux premiers jours de septembre. »

Insouciance, baignades, premiers émois, révisions de Martino en vue d’un examen… Léger vague à l’âme de Cati lors de cette dernière soirée dansante qui marque la fin des vacances quand soudain la conversation des trois cousins est interrompue par une déclaration :

«…Victor Emmanuel III, par la grâce de Dieu et par la volonté de la nation, roi d’Italie, empereur d’Éthiopie, ayant entendu le Conseil des ministres, décrète :qu’au poste d’enseignant dans les écoles de tout ordre et grade ne pourront être admises les personnes de race juive … que dans les écoles de tout ordre et grade ayant un statut légal, ne pourront être inscrits les élèves de race juive…»

Triste retour à Trieste pour Andrea. Un mois après un autre discours, celui prononcé par Mussolini, Piazza Unità d’Italia à Trieste proclamant les lois raciales le 18 septembre 38, ses parents prendront la décision de l’envoyer lui et sa sœur Magda en Amérique…

Alors oui les illustrations sont absolument magnifiques. Cette beauté est d’autant plus terrible que nous savons sur quelle abomination tout cela va déboucher. La proclamation des Lois raciales marque la fin d’un monde. L’Italie d’alors semble être un paradis perdu tout comme dans le film de Vittorio De Sica « Le Jardin des Finzi-Contini ».

Mais il ne faut pas oublier que dans une bd ou un roman graphique, l’illustration se doit d’être au service de la narration. Et c’est le cas ici. Bien loin d’être uniquement illustrative ou contemplative, elle est la trame même du récit. La couverture annonce le ton : Elle nous fait glisser des arbres de Trieste en première de couverture à ceux bordant Central Parc en quatrième.

Toute la tension sous-jacente réside dans les ellipses, les non-dits. Les différents points de vue, le traitement cinématographique et l’enchaînement des images contribuent à renforcer cette sensation de mal-être et nous font ressentir au plus profond de nous-mêmes les émotions des personnages. Ah la séquence magistrale chez les parents d’Andrea à Trieste ! La caméra nous fait pénétrer dans l’appartement où le père et la mère siègent dans une attitude extrêmement figée, à la foi proches et lointains. Deux pages entièrement muettes : Mains de la mère posées sur les genoux, mains qui se tordent, mains qui se croisent, un cendrier vide qui peu à peu ne l’est plus, l’horloge, « Il Piccolo », journal local de Trieste plié et déplié, gros plans sur le visage du père … Nul besoin de mots pour nous faire comprendre combien il leur a été difficile de prendre leur décision : tout est dans le traitement de l’image ! Le père se lève, va à la fenêtre. Travelling arrière : Son regard nous entraîne hors de l’appartement et nous revoilà dans la rue où nous nous éloignons progressivement en suivant un cycliste qui fredonne « Ladra », chanson d’amour de 1916 : « Et toi … et toi …/ Qu’avec tes caprices tu m’fais mourir / Tu voles mon cœur pour en faire ce que tu veux / Et ton péché tu ne le paies jamais.» En nous retournant, nous apercevons dans le lointain la silhouette à la fenêtre.

Tout est à l’aune de cette séquence : une narration extrêmement précise et subtile, toute en finesse et en nuances.

De même, lorsque les protagonistes font appel à leurs souvenirs, cela fait surgir d’autres images de notre mémoire collective. Quand Joan et Andrew se promènent dans Central Parc le long de la Wollman Rink,une des plus grandes patinoires de NY,cela rappelle à Joan celle de Vienne. S’en suit une page entièrement muette de 9 cases où un enfant en manteau rouge patine avec sa mère sous le regard d’Andrew. Souvenir de Joan ? Souvenir d’Andrew ? Moi, c’est un autre enfant en manteau rouge que j’ai vu, une petite fille, celle de la liste de Schindler.

Ajoutons à cela que Rhapsodie en bleu est l’adaptation d’un roman de Sivia Cuttin – malheureusement non édité en France – qui prend ses sources dans sa propre histoire familiale.

Le titre Rhapsodie en bleu n’est pas une coquetterie d’auteur. Lors de son entraînement au Camp Hale dans le Colorado, Andrea-Andrew envoie à sa cousine Cati une lettre dans laquelle il dit écouter l’œuvre de Gershwin en songeant avec nostalgie à la 5e avenue.

Comme dans les films de Visconti, l’extrême beauté et l’élégance de l’image met en valeur la gravité du propos. J’ai été extrêmement touchée par le destin tragique d’Andrea et ce voyage à ses côtés et dans ses souvenirs effectué tout au long de Rhapsodie en bleu restera longtemps ancré dans ma mémoire.

On ne peut que s’émerveiller devant le talent d’Andrea Serio.Rhapsodie en bleu où chaque image est un tableau en soi est sans conteste un des plus beaux albums de cette rentrée !

Chronique de Francine Vanhée.

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