BLACK SQUAW T1: Night Hawk

 

Un an après la fin de la série  Dent d’ours, son trio de créateurs (Yann au scénario, Henriet au dessin et Usagi à la couleur) se reforme pour un nouveau projet : Black squaw  dont le premier tome  Night Hawk  est paru le 12 juin aux éditions Dupuis. Il met en lumière une aviatrice ayant réellement existé, Bessie Coleman, métisse afro-amérindienne, qui fut la première femme noire au monde à obtenir sa licence de pilote (en France qui plus est !). Il nous narre ses exploits, dans les années 1920, sur fond de prohibition, sexisme et ségrégation. Dans ce tome d’introduction on trouve un savoureux mélange d’aventures, de fiction historique mais aussi un récit d’émancipation.

Une bd d’aventures

L’album débute « in medias res » : sur une île au large de Terre-neuve, un hydravion noir déjoue la vigilance des garde-côtes et se pose pour prendre livraison de caisses d’alcool de luxe en provenance de France pour le compte d’Al Capone car l’Amérique est en pleine prohibition. Le pilote qui en descend s’avère être une jeune femme qui n’a pas froid aux yeux comme le montre la séquence suivante où elle monte à cru des chevaux considérés comme sauvages en déclarant au vieux saint-pierrais qui la met en garde contre ces bestiaux qui ruent et mordent : « Parfait ! On est faits pour s’entendre ! ». Elle a aussi choisi de peindre sur la carlingue de son avion personnel son nom en langue cherokee : « corneille obstinée » . Ainsi d’emblée, le personnage est caractérisé dans un portrait en actes.

Et des actions , il n’en manque pas tout au long de ces 50 pages ! Les séquences et les paysages se succèdent (on passe des territoires terre neuvains à la réserve d’Oklahoma puis aux plaines arides du Texas toutes définies par une palette chromatique différente) ; la variété des cadrages et de la mise en page ainsi que les grandes vignettes immersives du début dépaysent le lecteur. Le rythme est haletant et procède non pas de façon linéaire mais par succession de flash-backs et d’ellipses dans un récit dépourvu de temps morts. On émettra un petit bémol cependant : les monologues de convention de Bessie qui récite son manuel d’aviation à haute voix fonctionnent moins bien que dans d’autres séries où les héros s’adressent à leur copilote et cassent un peu le rythme.

Yann fait monter le suspense en mettant en place une gradation des dangers qui guettent l’héroïne : elle doit éviter les garde-côtes ; elle est aussi menacée d’être prise entre deux feux face à la guerre des gangs qui se profile au début de l’album entre « le Balafré », Al Capone son employeur, et « Bugs » ( le branque) Moran son rival et aboutira plus tard au massacre de la St Valentin ; elle se bat contre une gigantesque tempête de neige et effectue enfin un combat aérien qui laissera planer sur elle un ultime danger représenté par le titre énigmatique du premier volume qu’on ne dévoilera pas ! Le scénario, d’une grande puissance narrative, déploie la mécanique éprouvée dans la série précédente en alternant le passé et le présent, les moments de pause et les moments d’action, et en mettant en place de nombreux cliffhangers qui tiennent le lecteur en haleine.

Une fiction historique

Mais cette fiction rocambolesque est cependant très sérieusement et soigneusement documentée. Qu’il s’agisse des dessins : les avions, le hors-bord d’Al Capone ou même les chevaux, tout est traité dans le style hyper réaliste dont Henriet est coutumier souligné par les couleurs un peu « salies » et sépia d’Usagi qui donnent un côté vintage à l’ensemble. Yann est, quant à lui, friand de « parlures »  et nous régale d’expressions pittoresques de Saint-Pierre ou des Cherokees. Il choisit également d’aborder des sujets plutôt rebattus en bande dessinée et au cinéma sous un angle inédit : ainsi, il évoque la prohibition en basant son action non pas à Chicago ou New-York mais dans les territoires français de St Pierre et Miquelon, plaque tournante bien moins connue du trafic. Choisir cette localisation lui permet, en outre, d’effectuer un syncrétisme avec un autre événement : la disparition de « l’Oiseau blanc » de Nungesser et Coli lors de sa tentative de traversée de l’Atlantique nord en adoptant l’hypothèse de Bernard Dupré qui soutient que l’avion y aurait été abattu par erreur par des garde-côtes. On a là, typiquement, la patte de Yann qui arrive à mélanger des événements réels pour en faire la trame même de sa fiction.

Ajouter cette anecdote à l’histoire de Bessie permet également de dater ce qui ne l’est pas ! Le célèbre avion à la carlingue blanche ornée de l’insigne de Nungesser (un Jolly Roger dans un cœur noir surmonté de deux chandeliers et d’un cercueil) et copiloté par un aviateur borgne, comme nous le rappellent scrupuleusement les détails des cases, a disparu entre le 8 et le 9 mai 1927. Or, Bessie Coleman est décédée en repérage d’un vol acrobatique en 1926, ce qui est soigneusement omis dans la biographie du dossier final. On passe donc à une uchronie : le présent de l’album est une invention scénaristique fondée sur la question : qu’aurait pu faire Bessie si elle n’était pas décédée prématurément ? Là encore, il n’y a pas d’élucubrations mais une hypothèse plausible : l’un des frères de Bessie était devenu le cuisinier personnel d’Al Capone. Il aurait donc très bien pu recommander sa petite sœur à son patron qui cherchait des pilotes chevronnés et intrépides pour ses trafics. Comme pour l’héroïne de Dent d’ours, Hanna Reitsch, personnage réel, mais rajeuni de dix ans pour les besoins de la série, qui y pilotait des avions ayant été pensés mais pas tous réalisés, Yann brode sur la réalité, il transforme par exemple également le destin des parents en un véritable cliffhanger. Cela permet d’étoffer le côté aventureux du personnage mais surtout de transmettre un message .

Un récit d’émancipation et de lutte contre la discrimination raciale

L’héroïne est extrêmement séduisante. Henriet voulait qu’elle soit « jolie, agréable et qu’elle dégage quelque chose de sympathique ». Il s’est inspiré de photos de la Bessie réelle mais aussi d’actrices et de mannequins pour créer son idéal féminin. Il l’a rajeunie  également : elle avait 34 ans au moment de sa mort en 1926, et dans l’album, en 1927, elle semble avoir une vingtaine d’années. Ceci peut favoriser l’identification des lecteurs.

En effet, l’album a bénéficié d’une prépublication dans Spirou et l’on trouve comme une mise en abyme de l’effet escompté sur le jeune lectorat dans les pages consacrées aux enfants de Waxahachie. Ceux-ci sont dépositaires des préjugés de l’époque. L‘un des garçonnets décrète « Avec ta peau t’as plutôt la couleur à vivre courbée dans les champs de coton plutôt que d’jouer à saute-mouton dans les nuages ! » ; une fillette ajoute moqueuse « les filles ça peuve pas piloter des avions « (p.38) mais elle est surprise en voyant Bessie s’envoler et finit admirative : « Dis ça existe des anges noirs ? »  (p.40). Or « l’ange noir » deviendra l’un des surnoms de l’aviatrice ! Yann a déclaré que ce qui le faisait rêver, c’était des personnages « bigger than life » : « des êtres qui ont une destinée exceptionnelle, surtout si leur histoire personnelle entre en résonance avec la grande Histoire, ou si elle est emblématique d’une volonté hors du commun et d’une force de caractère incroyable qui leur permet de surmonter les difficultés, les coups du sort, les chausse-trappes, les injustices et les handicaps que le destin leur réserve ». La jeune Bessie Coleman rentre parfaitement dans ce cadre  et ne déparerait pas dans Les Culottées de Pénélope Bagieu. Elle constitue donc une figure inspirante et permet aux jeunes lecteurs et lectrices de rêver et peut-être de s’accomplir.

Cette héroïne suscite également une réflexion, plus adulte cette fois, sur les préjugés et le racisme grâce en particulier aux flashbacks qui soulignent le destin auquel elle était vouée et comment elle en a fait fi ; ce que rappelle également la biographie en fin de volume. Elle vit dans un Sud où le Ku Klux Klan, à son apogée, compte plusieurs millions d’adeptes et a les sympathies du président en exercice Woodrow Wilson… Même les immigrés de fraîche date stigmatisent Bessie comme le souligne le dialogue entre deux hommes de mains d’Al Capone : « Comment le boss a-t-il pu faire confiance à cette greluche mal blanchie?/Depuis quand t’es raciste , Kowalsky ?/ moi raciste ? … Ca va pas ? …mais quand même, une souris à moitié noire, à moitié rouge …! » . Or, de tels mots méprisants à l’égard des minorités afro-américaines et amérindiennes acquièrent un relief tout particulier et un écho troublant dans notre société contemporaine avec la résurgence des suprémacistes aux Etats-Unis et le meurtre de George Floyd… Loin d’être seulement un récit d’aventures plaisant, Black squaw se mue donc en un récit d’émancipation et délivre un vrai message contre la discrimination.

Black squaw  devait être développée en parallèle de Dent d’ours  avec un autre dessinateur. Mais quand Yann a fait part de son projet à Henriet, celui-ci lui a demandé de l’embarquer dans l’aventure… Sa réalisation a donc été différée pour le plus grand bonheur du lecteur ! Les auteurs projettent d’écrire deux cycles de trois tomes chacun sur le modèle de la série précédente.

Les différents arcs narratifs mis en place dans ce tome introductif ainsi que le dossier final porteur de tout un tas de possibles (sa vie à Chicago puis à Paris dans les années folles, son séjour au Crotoy , sa rencontre avec Joséphine Baker ou sa participation aux Flying Circus ) nous laisse augurer du meilleur ! Il faudra s’armer de patience car le tome 2 est annoncé seulement pour le printemps 2021…

Chronique de BD Otaku.

 

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