PUCELLE Tome 1: Débutante

Cet album constitue le deuxième volet (prévu en deux tomes) de ce qui sera une trilogie autobiographique : après Cruelle (paru en 2016) et avant  Jumelle  voici donc Pucelle paru chez Dargaud, l’un des incontournables de ce début d’année.  Ce titre est certes choisi pour le rythme et la rime, mais également pour l’évocation d’un langage désuet  dans lequel il désigne (sans moquerie) « une jeune fille vierge et pure » ou  Jeanne d’Arc qu’on vénère encore dans certaines familles catholiques conservatrices. Or, c’est à ce genre de milieu qu’appartient apparemment l’héroïne Florence qui fréquente d’abord les riches expatriés de Buenos-Aires, puis les institutions catholiques sélect de province ou de Guadeloupe. Pucelle, c’est elle : une petite fille innocente, une « débutante » (sous-titre de ce volume) qui n’a pas encore fait son  entrée dans le monde.

 Les grands espaces

Ce roman graphique rappelle  l’œuvre autobiographique de Catherine Meurisse mais aussi , grâce à  l’emploi d’une bichromie de gris et de rouge, la série des  petit Christian de Blutch qui racontait l’enfance de ce dernier en Alsace un peu isolée et dotée d’amis imaginaires issus de la BD, du cinéma et des dessins animés ainsi que ses premières amours. Ici aussi pointe la nostalgie : l’autrice adulte déclare d’ailleurs en récitatif « ma vie était essentiellement constituée d’une suite de scènes adorables empreintes d’un charme naïf » (p.13). Florence évolue dans plusieurs paradis : à Buenos Aires d’abord, puis à Nagot en Champagne et enfin en Guadeloupe. A chaque fois , elle leur dédie des pleines pages.  La fillette aime la plage, les bois et la nature sous toutes ses formes.  La bédéiste présente ces lieux de l’enfance comme « un éden forestier » (p.43) de façon hyperbolique qui rappelle parfois les dépliants touristiques avec une multiplication des cases pour tenter d’en cerner toutes les beautés. Ces lieux sont pour elle source d’harmonie et de bonheur. Elle est une reine en son royaume et les pages qui les évoquent sont plutôt classiques, dans des teintes harmonieuses où prédomine le rose et le gris pâles délavés et légers et l’équilibre de la composition. Florence est aussi heureuse de la complicité qui la lie à sa sœur Bénédicte, son alter ego, sa jumelle. A elles deux elles semblent avoir recrée le mythe de l’androgyne : Béné est sa moitié, elles vivent entre elles dans une sorte de félicité.

Ce que savait Florence

Pourtant ce bonheur est mis en question dès la scène d’ouverture qui constitue une entorse à la narration globalement linéaire du reste du récit. Dans cette prolepse qui devient élément fondateur, l’harmonie et la complicité qui règnent en apparence dans la sphère familiale sont écornées par l’incompréhension de l’héroïne. Florence rit pour faire comme les autres mais ne saisit pas les sous-entendus ; de plus , une telle anecdote sur une nuit de noces racontée par une mère très prude au demeurant, est finalement surprenante voire inconvenante narrée devant ce public d’enfants. Ainsi d’emblée, Florence Dupré La Tour met en avant  le double langage qui règne dans la société et le décalage existant entre l’héroïne et les adultes : la petite fille n’a pas les codes pour comprendre.  De la même façon qu’à la fin du XIXe siècle Henry James jetait un regard caustique sur la société anglaise à la fois puritaine et décadente et en dénonçait toute l’hypocrisie en adoptant le regard « candide » de sa petite héroïne qui voyait sans comprendre le manège des adultes et le ballet des adultères dans  Ce que savait Maisie. 

Mais à la différence du romancier anglais, ici elle ne fait pas œuvre de fiction et rédige ses souvenirs. Ce témoignage est particulièrement intéressant car l’autrice retranscrit fort bien l’ignorance et l’innocence de l’enfance. Elle souligne comment la fillette est victime d’une éducation dix-neuvièmiste. Elle n’a pas le droit de regarder la télé car même les dessins japonais sont jugés « subversifs, immoraux et séditieux » par sa mère et elle  découvre la sexualité en observant les animaux sous un prisme déformant et parfois terrifiant (le coït de ses cochons d’Inde cannibales ou le sexe démesuré du cheval de son cours d’équitation). Florence, bien plus que sa sœur jumelle, pose des questions auxquelles on ne lui donne pas de réponse, alors elle comble le vide par l’imagination. Florence Dupré met en scène la psyché enfantine, ses raccourcis, ses amalgames.

Elle fait preuve de beaucoup d’autodérision et de recul et c’est souvent savoureux. Mais cet humour et le côté caricatural et presque cartoonesque parfois du dessin cachent, dans une forme de pirouette pudique et polie, l’horreur de la violence psychologique que subit la fillette. On retrouve aussi en effet dans ce récit un côté tragique. L’œuvre devient dénonciation comme le souligne la citation d’Hugo mise en exergue : « L’ignorance est un crépuscule ; le mal y rôde. Songez à l’éclairage des rues, soit ; mais songez aussi, songez surtout, à l’éclairage des esprits ». L’album s’élève donc contre l’obscurantisme et l’hypocrisie en montrant comment le non-dit et les culpabilités qui en découlent vont avoir des conséquences désastreuses sur la construction de la personnalité de la petite fille.

Un réquisitoire

Ainsi ce roman graphique, loin d’être une collection d’anecdotes charmantes ou humoristiques devient un véritable brûlot. Le rose pastel se mue en rouge et Florence apparaît -contrairement à sa sœur jumelle- très souvent en colère.

La mère semble être celle qui provoque le plus de traumatismes. Elle est dotée d’un long nez comme Pinocchio (alors que les autres personnages n’en ont pas) pour souligner ses mensonges et est littéralement présentée comme un monstre lorsque la fillette devient adolescente ce qui permet d’exprimer efficacement l’aversion et la défiance que l’héroïne éprouve à son égard. De même, le jeu de casse et de couleurs matérialise graphiquement le viol de l’espace secret de Florence  par les propos maternels et l’agression psychologique subie. La mère, loin d’être une alliée participe donc à l’aliénation de ses filles.

On remarque également une métaphore filée : celle des préjugés et diktats de la religion et de l’éducation qui vont « féconder » le cerveau de Florence. Les paroles du prêtre apparaissent ainsi dans les phylactères comme autant de gamètes et le cerveau de la fillette prend l’apparence d’un ovule tandis que dans une double énonciation, la voix adulte de Florence souligne que  ces paroles la « pénétraient sans son consentement. Elle inséminaient (s)on beau, (s)on pur, (s)on précieux jardin mental » (p.85-86) tout comme le discours scolaire qui nie l’importance des femmes dans l’Histoire « chaque jour, l’école ensemençait mon cortex de ses graines pourries » (P.93). Le style bucolique et  la vie « en rose » se transforment ici : les noirs et rouges deviennent bien plus présents, la réalité se déforme et devient même difforme : les angoisses se muent en cauchemar et son matérialisées par la figure de l’araignée et d’une boule noire dans la poitrine un peu à la manière des tableaux de Frida Khalo.

Florence Dupré La Tour critique non seulement les représentations de la femme dans la religion et l’histoire mais aussi dans la littérature. Elle montre, en effet,  combien dans la bande dessinée et la littérature les représentations sont stéréotypées : Falbala, Bonnemine, La Castafiore, Chihuaha Pearl ou encore Constance Bonacieux sont des « êtres fades, rares et secondaires à peine esquissés, relégués dans le silence, le décor ou des positions subalternes » (p.100). Elle va également souligner comment les minorités sont représentées de façon simpliste à l’origine de ses préjugés sur les Noirs  ( « Les aventures de Jo et Zette » les présentent comme des cannibales et les fillettes ont peur de se faire manger en arrivant à La Réunion !). Ce grossissement du trait dévalorise femmes et Noirs. Cela va non seulement influencer l’adolescente  qui en arrive à la conclusion qu’il lui faut être un garçon « pour faire partie des gagnants » et va nier toute féminité en portant les cheveux courts et des vêtements informes ;  mais cela va également laisser son empreinte sur l’artiste qui va vouloir s’affranchir des préjugés et codes masculins de la bande dessinée et mettra systématiquement en place des héroïnes. On a donc aussi , en creux, un roman de l’artiste.

On a donc affaire à un récit sans fard, cru parfois mais toujours juste et souvent poignant sous l’humour et la nostalgie. Sous son apparente simplicité, c’est un album très construit avec un sens aigu de la narration et du découpage. L’autrice déclare que son « enfance la hante et qu’elle a l’impression qu’elle est en train de débarrasser d’elle en écrivant », Cette catharsis est loin d’être nombriliste car ce roman graphique dépasse le projet autobiographique pour se transformer en témoignage et manifeste sur l’éducation des filles. Indispensable !

Chronique de Anne-Laure Gheno (Bd.otaku)

 

©Dargaud, 2020, Pucelle, Florence Dupré La Tour.

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