Sale week-end

Ed Brubaker et Sean Phillips nous embarquent dans un Sale Week-End aux Editions Delcourt. Un repos dominical suivant une semaine poisseuse, le crime comics par excellence (après Sin City bien-sûr) revient pour nous narrer une convention qui vire au drame.
Histoire polar qui se lit à double niveau.
Concernant le canevas principal, le dynamique duo nous concocte un magnifique graphic novel aux petits oignons avec pour protagonistes Hal Crane et Jacob Kurtz (personnage principal de Putain De Nuit, Criminal T4). Mr Crane, artiste de comic-book de son état, est invité à un rassemblement bd pour entretenir sa légende. Il demandera la compagnie de Jacob, un ancien assistant pour l’accompagner dans cette concentration de populace. Artiste à l’égo démesuré, acariâtre, amer, il ne respecte ni ses collaborateurs ni ses fans. Mais sous cette invitation au regroupement se cache un tout autre dessein de ce créateur has-been. Hal se met en tête de se venger d’une vieille injustice commise à son encontre. Ses plus belles pages jamais réalisées d’un comics lui ont été dérobées un soir de beuverie et le vieil homme va chercher à faire payer cet affront. Une tragédie s’annonce à l’horizon et ce sera au pauvre Jacob de gérer une situation bien difficile et d’assumer les actes d’un vieux monsieur, rongé par la culpabilité et la rage.
Quoi de mieux que la fable policière pour développer personnages et intrigue sur l’être humain ? Ed Brubaker se permet même une critique acerbe mais intéressante sur le monde de la bande dessinée. Le traitement des artistes dans le dur monde de l’édition, leur talent spoilé par les grandes maisons de publication. Il a travaillé, ainsi que Sean Phillips, pour les deux big-two (Marvel et DC Comics) et leur surabondance de titres et les pressions exercées sur leurs employés. Désormais libérés de leurs contraintes éditoriales, ils travaillent en tandem sur des séries qui appartiennent exclusivement aux créateurs et non plus aux « producteurs » qui raflent la mise sans contre-partie au dépens des artistes. Joli pied de nez du scénariste à ses anciens employeurs.
Comme à son habitude, « Bru » livre un scénario efficace, millimetré et gourmand à souhait. Ciselé et travaillé avec minutie, un vrai travail d’orfèvre et une aisance de l’univers des escrocs, où les personnages ne sont pas « tout beau tout rose », la condition humaine est au coeur d’un récit puissant et abondant. Avec Criminal, l’auteur fonctionne plus comme un architecte/bâtisseur en développant tout un cadre urbain à travers Center City et sa faune si particulière de gueules cassées à qui la vie ne fait pas de cadeaux. Ed Brubaker rejoint en cela Sin City de Frank Miller, là où Miller et lui auraient pu se contenter de créer un personnage principal évoluant dans un monde façonné qui leur est propre. L’accent est plutôt mis justement sur l’environnement pour ensuite créer une multitude d’individus qui le peuple. Autre point commun, chaque tome peut être lu séparement, au lecteur d’avoir le plaisir de faire les inter-connections, des chassés-croisés entre les différents intervenants à des époques disparates. Avec toujours un personnage « témoin » qui permet de mieux comprendre l’atmosphère et les règles du jeu de l’univers partagé avec le lecteur (Tracy Lawless pour Criminal et Dwight McCarthy pour Sin City).
La seule distinction entre Brubaker et Miller, est que Brubaker traite le sujet de l’homme de la rue d’une manière naturaliste là où Miller lui confrontait le bad-guy dans toute sa splendeur avec le côté surhomme cher aux super-héros pour mieux en repousser les limites.
Côté illustration, Sean Phillips reste dans la mouvance en jouant la carte du réalisme. Un dessin ample et puissant, fouillé mais très bien exécuté. Tout est juste et bien proportionné, pour une mise en page à la fois claire et suffisante afin de ne pas perdre le fil du récit. Un dessin en adéquation avec son scénario, une représentation simple qui se suffit à elle-même et attrayante sans trop en faire.
Pour la couleur, Jacob Phillips nouveau coloriste de la série depuis Mes Héros Ont Toujours Eté Des Junkies, opte pour le style Benday. Sans dégradés, les plages de couleurs sont tramées afin d’obtenir des à plats, qui fleurent bon les comic-books américains des années cinquante et soixante: l’âge d’or de la bande dessinée à suspense.
Le tandem explore depuis quelques années le thème du polar sous diverses déclinaisons du classique de genre avec Criminal, au film-noir avec Incognito, en passant par l’historique avec Fondu Au Noir et le fantastique avec Fatale et Kill Or Be Killed. Sans oublier leur premier galop d’essai avec Sleeper sur l’espionnage.
Une équipe créative qui travaille sur plusieurs titres mais dont la qualité n’est jamais en baisse. Criminal reste le must-have et le bijou du duo.

Chronique de Vincent Lapalus.