Cette période du 11 novembre appelle à se souvenir de la grande Guerre. Mais dans quelles circonstances toute cette folie a-t-elle démarré ? Le matin de Sarajevo, roman graphique paru aux éditions Glénat, sous la plume de Jean-Charles Chapuzet, nous propose, à ce titre, un angle d’approche méconnu. Il retrace en effet un parcours croisé entre la vie de l’archiduc François Ferdinand, les préparatifs de son assassinat, le jour fatidique du 28 juin 1914, et les répercussions pour l’ensemble des responsables. L’auteur, qui est également historien et journaliste, avait déjà retranscrit en BD un épisode assez proche de cette période, l’affaire Zola. Et c’est avec le même dessinateur, Christophe Girard, à la biographie déjà bien complète, qu’ils signent cet album abouti.
L’histoire démarre à minuit une, le 28 juin 1914, avec le personnage de Gaurilo Princip, très vite rejoint par une bande de fanfarons. L’attente calme de l’étudiant contraste avec l’insouciance et les divagations des autres. Le groupe est pourtant sur le point d’assassiner l’archiduc héritier de l’empire austro-hongrois. Mais l’histoire est tout sauf manichéenne. Derrière la haine des terroristes, il y a des jeunes épris de liberté. Certains reculent au moment de passer à l’acte pour épargner l’archiduchesse. Eux, ce qu’ils veulent, c’est viser la monarchie, réveiller la jeunesse. Et derrière l’homme de pouvoir impérialiste, imprégné du modèle colonialiste, les auteurs nous dépeignent un mari aimant, ayant rompu les codes pour celle qu’il aime ; sensible à la beauté des fleurs, attaché à ses enfants… Mais le patriotisme des hommes, le passé qu’ils portent conduit à l’implacable déroulement des faits, malgré tous les imprévus de la matinée. La date, fatidique, est de celles qui ont fait basculer l’Histoire. Et cela accentue les enjeux du procès découlant de l’attentat.
Le style graphique, réaliste, est volontairement décliné dans des couleurs passées, quand les scènes au tribunal sont crayonnées dans un noir et blanc tirant au gris clair, sous une lumière crue. Une somptueuse illustration en pleine page au clair-obscur, dans une rue de Sarajevo, introduit l’album. Au fil des scènes, des paysages et architectures variées, d’un vif intérêt, apparaissent. Le découpage, classique et efficace, met l’accent sur des images choquantes, qui nous ramènent à la réalité comme un uppercut. Le dessinateur sait parfaitement nous mettre dans l’ambiance entre polar et reconstitution historique, passant des échanges joviaux d’une bande masculine comme partie à l’aventure, toujours prête à insulter les Autrichiens, des confidences douces d’amoureux transis, aux suicides, meurtres et pendaisons. Des dessins plus colorés, au feutre fin, parachèvent le récit, traitant d’une période plus récente. La conclusion se fait en trois scènes finales marquantes et contrastées, en pleine page. Une illustration au milieu d’une tranchée, en plein chaos, intense et sombre, nous rappelle que l’assassinat de l’archiduc, par le jeu des alliances, entraînera dans son sillage la mort de près de vingt millions « d’enfants », et autant de blessés. Puis la fin de Princip, est dépeinte dans une chambre aux murs charbonneux. Et, finalement, les auteurs terminent par une note d’espoir, dans des tons lumineux, en 1957.
Ce one-shot, dont la maturité graphique est à souligner, aborde avec intelligence les mécanismes d’éloignement des monarques et des attentes du peuple, l’esprit colonialiste qui régnait aussi sur les Balkans, « à éduquer », la dichotomie d’un homme que certains ont retenu comme terroriste et d’autres comme héros. Il rappelle les stratégies et manigances qui ont longtemps prévalu pour l’accession au trône et le maintien des lignées royales. Les péripéties des nationalistes yougoslaves apportent beaucoup de suspens, et les scènes au tribunal donnent une prise de recul très intéressante. Un livre original dans son sujet comme dans son traitement, qui peut intéresser un large public adulte.
Chronique de Mélanie HUGUET-FRIEDEL.

© Éditions Glénat, 2022.