Ballade pour Sophie, du tandem Filipe Melo et Juan Cavia, résonne telle une sérénade envoûtante. C’est à la fois un récit de vie, une interprétation historique et une ode musicale, créée à quatre mains et avec brio. Les éditions Paquet ont indéniablement déniché un ouvrage qui plaira aux nombreux amateurs du 9ème art. Force, sensualité et richesse scénaristique, je me suis baladée avec émerveillement de la première page à la dernière et ce ne fut pas facile de refermer ce petit pavé de plus de 300 pages.
Cela pourrait être l’histoire de Julien Dubois alias Eric Bonjour, mais comme il l’a exigé de la jeune stagiaire, Adeline Jourdain du journal « Le Monde », il n’en sera rien. Si dès le début cette rencontre ne se déroule pas comme la demoiselle l’espérait, c’est grâce à son audace et à sa perspicacité que le vieux bonhomme a bien voulu lui accorder dix minutes. Mais voilà, le maestro se prend au jeu et finalement une heure est passée. S’ils n’avaient pas été arrêtés par la gouvernante pour le traitement du vieil homme malade, cela aurait certainement duré plus longtemps. Le monsieur prend congé d’Adeline, tout en lui offrant le gîte et le couvert, dans le but de poursuivre leur passionnant entretien le lendemain.
Depuis qu’il est tout petit, Julien est forcé par sa maman d’apprendre le piano et il y passe parfois dix heures par jour. Elle l’inscrit régulièrement à des compétitions que le jeune virtuose remporte haut la main. Lors de la première édition du concours national, le prodige pressent rapidement que la victoire lui sera attribuée. Juste avant que ne se termine la performance, Michel, le concierge du théâtre Ambroise demande que son fils, Frédéric Simon, puisse lui aussi interpréter un morceau. Ce garçon infortuné sait-il seulement jouer ? A peine va-t-il poser ses doigts sur le clavier que l’auditoire comprend qu’ils sont face à un génie. Il revient sur scène pour un premier rappel, puis un second, cela ne semble pas pouvoir s’arrêter. Julien a compris que cette fois il a trouvé un concurrent plus fort que lui. Pourtant, lors de la remise du prix, il réalise avec étonnement qu’il est le grand gagnant… Il apprendra par la suite que sa marâtre a soudoyé le jury, le présentateur et même quelques critiques qui étaient présents. Après cet événement le gamin n’aura qu’une seule ambition : se retrouver à nouveau en duel avec le perdant. Les aléas de la vie font que parfois notre destinée ne prend pas la tournure espérée.
Filipe Melo est un musicien portugais, réalisateur et auteur de bandes dessinées. Il dévoile dans ce scénario son amour pour la musique. Juan Cavia est un illustrateur argentin. Ce touche à tout est à l’aise dans de nombreuses disciplines, qui vont de la peinture à l’animation. Il a travaillé comme directeur artistique dans plusieurs domaines : le cinéma, le théâtre et la publicité. Ballade pour Sophie est leur quatrième collaboration. Après Dog Mendonça et Pizzaboy en 2018, (une trilogie dont n’est paru que le tome1 en français), sort la même année aux éditions Long Bec Commando vampires. Ces deux titres d’aventure sont plutôt explosifs. Suivra Amertumes en 2019, où l’on découvre deux récits sur le thème de la nourriture et de la boisson. Pour ce titre, ils sont accompagnés de Nadia Schilling, la deuxième histoire étant inspirée par la vie de sa mère, Béatrice. Un ouvrage d’un genre plus doux. Avec Ballade pour Sophie, ils s’adressent à un public plus large, mais pas que. Il ne faut pas croire que l’action qui s’y déploie est mièvre ou insipide, bien au contraire. L’intrigue commence tout doucement, pour monter en puissance au fil des chapitres. La double vie de notre artiste est fragmentée d’innombrables rebondissements, qui nous entraînent dans une étourdissante farandole. A partir du moment où la France est envahie par les nazis, que sa génitrice s’acoquine avec eux et qu’il décide de claquer la porte, sa vie n’aura de cesse de multiplier les rebondissements. Quand on touche le fond, il n’y a plus qu’une solution, se reprendre en main et aller de l’avant…. Le retour à la vie ne se fera pas sans dommage. Après la guerre il s’en retourne chez sa pauvre mère abandonnée par ses mécènes. Elle est aussi rejetée par ses voisins parce qu’elle est « la pute des nazis », et lui se voit contraint par son ancien professeur de piano et futur beau-père, de se convertir en « artiste populaire ». Vous croyez que tout s’arrête à ces quelques événements ? Détrompez-vous, cela serait sans compter sur la force narrative et l’imagination débordante de l’auteur. La narration est rehaussée par le dessin aux lignes arrondies et douces de l’artiste et de ses teintes subtilement posées. Des pastels pour l’instant présent et des couleurs plus obscures pour les parties qui relatent le passé.
Au final, Ballade pour Sophie est une lecture qui fait du bien et dont je suis sortie avec enthousiasme et satisfaction. Il a le mérite de laisser derrière lui un air mélodieux, pur et un arôme de plénitude. Que ce serait bien si la partition ne prenait jamais fin…
Chronique de Nathalie Bétrix