Les souris de Leningrad est un diptyque terrifiant et magnifique édité par Dupuis dans lequel Jean-Claude Van Rijckeghem entremêle subtilement une petite histoire dans la grande. C’est surtout l’occasion pour Thomas Du Caju de réaliser une performance étonnante et bluffante.
En janvier 1962, un homme fait irruption avec une arme factice à l’intérieur d’ une salle de spectacle russe bondée dans laquelle des musiciens jouent la symphonie de Leningrad. Il est rapidement maîtrisé, arrêté puis interrogé. Au milieu de cet orchestre une soliste magnifique nommée Kalinka Alexandrovna rayonne. Elle a vu l’homme dans les coulisses. Elle cherche à en savoir davantage sur son intrusion et peut-être qu’elle pressent déjà que cette rencontre va la bouleverser. Elle est encore loin de se douter que l’individu va raviver son passé, une époque pendant laquelle quatre adolescents insouciants, âgés de 15 ans jouaient dans un champ à la révolution. Ils étaient amis mais déjà la prénommée Anka était l’objet de nombreuses convoitises. La reine avait ses abeilles, Maxime dont le père est un dirigeant du parti communiste, Pyotr, le descendant d’intellectuels envoyés au goulag et Grygori fils de la belle veuve d’un pilote exécuté.
Avec une structure simple et efficace composée d’une situation initiale claire puis de flashbacks l’auteur nous renvoie dans le premier volet à un moment où la guerre bouscule une population non préparée, abreuvée de propagande et de mensonges.
Dans le second volet intitulé La ville des morts, l’étau de resserre. Le piège est installé, Hitler veut faire plier les soviétiques. Les conditions sont insupportables, la famine sévit, la menace est partout et le froid mord les corps. Le siège nazi s’éternise laissant une population privée de tout et exsangue. Les entrepôts de nourriture ont été incendiés et bientôt la loi du plus fort s’impose.
C’est dans ce contexte terrible que l’intrigue se déploie . Ce deuxième tome nous décrit une innocence volée, l’horreur, la débrouillardise. Il n’y a pas de place pour l’amour, chacun fait ce qu’il peut avec les moyens dont il dispose pour survivre et on va vite s’apercevoir que tous les coups sont permis.
L’auteur poursuit sa narration et nous promène dans les rues et sur le front. Il nous offre un voyage dans le temps intéressant qui nous rappelle un conflit terrible et les lourds sacrifices consentis par un peuple qui a connu l’horreur. Il décrit la guerre bien sûr mais surtout le stalinisme qu’il égratigne avec subtilité. Il évoque ses dérives, les déportations massives et un régime de terreur qui laissa des traces.
Sa critique est mordante et ses mots finement choisis. Il a imaginé un récit rythmé plein de rebondissements qui surprend et captive même s’il faut être attentif et un poil concentré. Le lecteur se laisse entraîner par des personnages bien composés et une héroïne magnétique qui dès les premières pages nous subjugue par son charme, sa personnalité et sa rage de vivre.
Côté dessin, Thomas Du Caju nous régale avec des acteurs habités et vivants dotés d’une expressivité fulgurante. Les émotions débordent des cases. Ses portraits sont sublimes tout autant que ses images inspirées par la propagande.
Avec son trait réaliste hyper efficace, il donne du corps et une âme à une narration exigeante qu’il sublime avec un judicieux découpage qui alterne des planches cernées de noir ou de blanc et des cadrages pertinents. Sa représentation d’un hiver glacial nous colle des frissons.
Les souris de Leningrad est un projet qui remue, une fiction historique de qualité et une très, très belle découverte.
Chronique de Stéphane Berducat