Vous êtes toujours bien installés à une table ou à proximité d’un bar la bière à la main ? Ça tombe bien car tonton Vincent va vous parler d’une BD qu’il s’était gardée sous le coude. Pas très évident de se trimballer avec à peu près 500 pages sous le bras ! Ça s’appelle Stray Bullets, la crapule qui nous narre toute cette histoire est David Lapham et en plus c’est édité chez le contrebandier Delcourt.
De quoi ça parle ? Et bien de personnes qui évoluent dans un environnement anodin. Des commerciaux côtoient des baby-sitters, des lycéens tentent de trouver leur place dans des fratries étudiantes. Des pères et mères de famille gèrent au quotidien leur descendance et leur boulot. Pour d’autres leur handicap d’audition et diverses prothèses de membres, des soucis avec l’alcool, des fins de mois difficiles mais aussi les premiers émois amoureux, les rapports entre copains. Et tout ça se passe dans le milieu des années 80, une décennie que nous sommes nombreux à avoir connue.
Et maintenant l’envers du décor.
Bon en réalité, les commerciaux vont négocier des contrats dans des boites de strip-tease. Les gogo danseuses qui montrent leur poitrine généreuse et délicate sont en fait les charmantes gardiennes de ces chers enfants. Pour pouvoir payer leurs mensualités, elles n’ont d’autre choix une fois la nuit tombée que d’appâter le client avec leurs loches. Les lycéens se retrouvent dans des bagarres de gangs armés jusqu’aux dents de manches de pioches et de pistolets. Complètement s’coués, ils se mettent de grands coups de battes de baseball dans les côtes, se tirent dessus, malmènent des jeunes filles et à l’occasion les séquestrent. Les parents sont des refoulés sexuels et n’hésitent aucunement à pratiquer des coucheries dégueulasses avec leurs voisins. Ils détestent leurs mioches et tout ça sent bon la sueur d’entrejambes. Les sourdingues coupent leur appareil auditif pour ne plus entendre les jérémiades de leurs bonnes femmes. Les unijambistes exhibent fièrement leurs faux membres car les gosses trouvent ça cool d’avoir une « patte » en titane. Les ivrognes sont en fait des passeurs de drogues qui ne trouvent pas d’autres prétextes que l’alcoolémie comme bonne excuse quand ils doivent disparaître et faire profil bas. Les flirts finissent toujours par des déceptions et des séparations. Les enfants ne sont ni innocents ni des anges. Et les meilleurs potes du club de foot se sucent le chibre sur les banquettes arrières de leur bagnole. En bref, des gens comme vous et moi quoi !
Pour ce troisième tome, l’héroïne principale est Virginia Applejack. Jeune-fille et lycéenne, elle doit se réacclimater à la vie sociale. Fugueuse multirécidiviste, elle fut kidnappée et abusée sexuellement par un vieux dégoûtant. De retour chez sa famille, elle doit tenter de reprendre une existence normale et retourner en cours. Situation peu évidente, car sa veuve de mère la déteste. Donc « Ginny » doit se réinsérer, faire face à la difficulté de la vie d’écolière entre les bastons et les premiers bisous aux visages rayonnants de bonheur. Elle rencontrera sur sa trajectoire Eli Goldburg, lui aussi écolier et cul-de-jatte suite à un accident de la route délibéré qui lui a coûté une gambette. Petits cœurs dans les yeux pour deux âmes sœurs qui se trouvent. Quand la vision du jeun’s banlieusard tranquille fils à sa maman rencontre le train de vie d’une bourlingueuse de seize ans qui en a vu des vertes et des pas mûres pour son jeune âge et qui trempe dans des histoires plus que louches. On navigue finalement dans le « nirvana » d’être à deux, le reste n’a aucune importance, ils sont très jeunes mais finalement très c… et tout va partir en eau de boudin. Ben ouais, c’est ça la vie.
Pour entrecouper ces récits plutôt aliénants, quelques chapitres au ton humoristique viennent mettre un peu de bonne humeur en la personne d’Amy Bolide. Entre le parcours du combattant à l’époque du Japon féodal et la science-fiction teintée d’amourette délirante avec un homme tronc, on souffle un petit peu mais on se rend vite compte qu’elles ne sont que les aventures fantasmées d’une conscience détruite et morcelée. Peut-être un double imaginaire de Virginia pour mieux supporter sa condition ?!
David Lapham nous concocte une comédie dramatique digne des plus grands romans policiers hard-boiled. Polar bien crapuleux, ça ne respire pas la joie de vivre. Moite et pas très reluisant voire même pessimiste mais c’est ce qui fait toute la beauté et le charme de la chose. On baigne dans une atmosphère salasse, tous les bas instincts propres à l’être sont passés au crible et la nature humaine en prend un sacré coup. Les mensonges jonchent les feuillets et les vraies personnalités se dévoilent. Un point fort de la série, l’auteur cherche avant tout à donner une description assez banale même dans les délits les plus ignobles. Un déroulé de normalité réaliste qui évite le lisse et le brillant. Tout n’est que noirceur de l’âme et le pire c’est qu’en tant que lecteur, nous nous en délectons. Voilà pourquoi Stray Bullets est une lecture qui happe littéralement comme un petit plaisir il faut bien le reconnaître à la fois coupable et honteux.
Le dessinateur vire la couleur, et nous immerge une fois de plus dans un noir et blanc porté à un haut degré. Choix judicieux, d’abord car Il use fréquemment des huit cases par page, les proportions et les perspectives sont plutôt biens agencées. Il joue à fond la carte cinématographique pour permettre à l’œil de mieux appréhender les cadrages et les ellipses afin de faire avancer l’action de manière très fluide et linéaire. Et ensuite il ne faut pas oublier que Lapham s’auto-édite et donc pas de coloris pour un coût des frais d’impression minimal mais un impact visuel maximal. Implacable et impeccable jusque dans la conception de son comic-book.
En conclusion, un ambassadeur du badass qui nous ravit avec Stray Bullets en y ajoutant Tue-moi à en crever et Silverfish, des bandes dessinées sordides et paranoïdes.
Chronique de Vincent Lapalus
©Éditions Delcourt, 2020, David Lapham, Stray Bullets.