The Nobody

Comment arriver à écrire quelque-chose sur une BD dont le personnage principal est invisible ? Challenge relevé par les chroniqueurs et chroniqueuses de L’accrodesbulles pour qui rien n’est impossible. La preuve avec ces quelques lignes concernant The Nobody de Jeff Lemire aux Éditions  Futuropolis.

De nos jours à Large Mouth, patelin dans un coin perdu au fin fond de nulle part des États-Unis, débarque John Griffen. L’homme est couvert de bandages suite à un malencontreux incident. Il réserve une chambre au motel du coin et se terre comme un ermite. D’emblée, cet étrange individu attire la curiosité des habitants de cette bourgade dans laquelle Il ne se passe généralement pas grand-chose et où les potins vont bon train. Le point de rendez-vous où la population vit un pic de lien social est le restaurant de Reg. C’est le lieu de rassemblement hebdomadaire d’une foule qui trompe son ennui dans les ragots et autres imbécilités du genre. Reg a une enfant Victoria, jeune fille de seize ans qui se sent à l’étroit au milieu de cette foule à la mentalité « redneck ». La maman l’a lâchement abandonnée à un papa complètement paumé lorsqu’elle était encore enfant. Que faire dans un milieu géographique où il ne se passe absolument rien et sans aucun espoir d’avenir ? Le choix de s’évader du calme le plus plat du monde et de laisser derrière soi sa propre famille…

Vickie donc, curieuse mais dans le bon sens du terme, cherche à en savoir un peu plus sur ce nouvel arrivant qui ne sort de sa chambre que pour se nourrir et qui vit la nuit à la lumière des lampes de chevet. À force d’entendre les jérémiades incessantes des sympathiques voisins de Large Mouth, une complicité et un début d’amitié vont se créer entre la demoiselle et l’être couvert de bandelettes. Rien que cette idée provoque des tumultes au sein de la collectivité. Le duo de comparses va malheureusement se retrouver confronté à la mentalité rétrograde et à l’étroitesse d’esprit des résidents de cette petite commune.

John Griffen conte son histoire à Victoria. Il fut professeur de Chimie à l’université de Chicago . Il a travaillé sur un projet (d’invisibilité donc) qui malheureusement a mal tourné. En fuite, il ne cherche que la tranquillité et l’anonymat pour mener et terminer à bien ses recherches. John est rongé par sa condition d’accidenté et l’échec. Réconforté par ce semblant de sociabilité que lui offre l’adolescente, le rapprochement de leur rang fait qu’il a plus de facilité à se confier mais il y a toujours un hic…

L’inclination réciproque entre ces deux êtres et la disparition de Millie, serveuse sexy et facile du bar, ainsi qu’une discussion avec son ancien associé Kemp vont provoquer une crise collective et une chasse aux sorcières menée par le voisinage. Embarqué dans un lynchage programmé de quelques péquins décérébrés, Griffen n’a d’autre choix que de tourner les talons et tenter d’échapper à la névrose locale provoquée en ville. Il est assisté de Vickie, sa nouvelle binôme engagée à secourir du mieux qu’elle le peut son compagnon d’infortune.

Jeff Lemire actualise et revisite avec bonheur L’Homme invisible d’H.G. Wells. Comme dans tous ses projets en tant qu’auteur complet, il a pour habitude de mettre un point d’orgue à mélanger à ses récits imaginaires empreints de science-fiction ou de fantastique, une touche tout-à-fait personnelle et profondément humaine à l’histoire. Le créatif canadien regarde en général d’un œil critique le comportement de ses contemporains et surtout pour l’occasion de ses congénères américains aux idées bien arrêtées. C’est un artiste incroyable qui fusionne le fond et la forme de manière consistante. Il déploie un large éventail de thèmes concernant la condition humaine comme la famille, les hauts et les bas, l’abandon, le vide, la perte de repères et de soi. Nous lisons une bande dessinée à la fois dense et ensorcelante. Ce comic book possède une sensibilité bien affirmée et une trame solide, c’est une réflexion anthropologique sortie tout droit du cerveau et du bout du pinceau. Une mise en page sociologique tour à tour enthousiasmante et saisissante réalisée par un conteur et illustrateur qui croque la vie et les idées avec prodige et qui fait largement oublier le côté vite lu, oubliable et jetable du support.

L’esthétique graphique est pensée de manière à être lisible et décompressée dans sa composition avec l’aide de trois couleurs dominantes qui sont le noir, le blanc et un bleu assez clair. Le tracé de Jeff Lemire est aux antipodes de la production américaine classique, assez anguleux et distordu voire parfois épais pour donner du volume et de la profondeur à la mise en forme. Les personnages masculins possèdent des faciès cabossés et des nez prépondérants. Les donzelles ont plutôt droit à une économie de trait et quelques coups de crayons suffisent à apporter une touche de féminité. L’artiste ne cherche pas à donner un effet splash à chaque coin de page mais tient à garder un impact visuel pour l’agencement des cases. Cette simplicité peut paraître rudimentaire mais elle est très puissante au final. Les vignettes se succèdent à un rythme harmonieux pour mieux nous sensibiliser sans être exemptes de tout le charme et talent du bonhomme. Le dessin sied à merveille pour l’imagerie des protagonistes, une jolie brochette de « gueules » cassées qui évolue dans un monde terne et morne. Les trois nuances choisies pour le ton global de la série imposent une atmosphère bienvenue et décalée. On baigne dans l’étrange, l’énigmatique et le flou d’une fresque humaniste et touchante, le bleu y aidant beaucoup. Les flashbacks sont pensés en aquarelle pour mieux accentuer le côté fataliste.

Pour ce travail de réédition, je tiens à souligner le soin apporté par les Éditions Futuropolis concernant le grand format cartonné et la tranche arrondie assez classieuse qui met en valeur l’étendue et l’ingéniosité déployée par Jeff Lemire.

The Nobody est une œuvre à l’échelle démesurée qui nous percute au plus profond par son incroyable mélancolie et sa tristesse bouleversante.

A ranger précieusement dans votre BD-thèque aux côtés d’Essex County, Jack Jospeh, Lost Dogs, Royal City, Sweet Thooth, Trillium et Winter Road.

Chronique de Vincent Lapalus.

©Éditions Futuropolis, 2020, Jeff Lemire.

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