Qui ne connaît le fameux tableau de Géricault ? Il est ancré dans notre mémoire collective au même titre que La Joconde ou La liberté guidant le peuple.
Mais qu ‘en est-il des circonstances du naufrage ? Dans quelles conditions le tableau a-t-il vu le jour ?
C’est ce que nous révèlent la plume de Jean-Christophe Deveney et le pinceau de Jean-Sébastien Bordas dans l’album magistral « Les naufragés de la Méduse » paru chez Casterman.
Alors empruntons le quai des bulles et embarquons dans cet ouvrage où s’entremêlent deux récits : l’histoire d’un fait divers dramatique, le naufrage et celle de la genèse du tableau avec en toile de fond le contexte socio-politique de l’époque et les deux faces de Théodore Géricault : l’homme et le peintre..
Entrée en matière
L’album s’ouvre sur les retrouvailles de Géricault avec le peintre Vernet et le Colonel Bro, fervent bonapartiste. L’artiste qui rentre d’Italie leur fait part de son projet : réaliser un tableau sur le naufrage de la Méduse.
« Je me suis procuré le témoignage que deux des survivants viennent de publier. Il y a tout ce que je cherche dedans : la violence, la folie … L’’ ESPOIR !!!r»
Ainsi débute une longue quête de la vérité parsemée de doutes et de questionnements qui va bouleverser sa vie …
Le naufrage de la Méduse : un récit maritime
Le 13 juin 1816, La Méduse, navire amiral d’une flottille de 4 vaisseaux lève l’ancre et quitte l’île d’Aix, destination le Sénégal récemment rétrocédé à la France par l’Angleterre.
A son bord : le futur gouverneur du Sénégal et sa famille, des fonctionnaires coloniaux parfois accompagnés également des leurs, quelques scientifiques dont Alexandre Corréard jeune cartographe et géographe et Jean-Baptiste Savigny, aide-chirurgien de la marine et surtout des soldats.
Le commandement de la Méduse a été confié à un noble qui n’a pas navigué depuis 25 ans : Hugues Duroy de Chaumareys dont l’incompétence et les erreurs vont entraîner la tragédie que l’on connaît. Le 2 juillet, La Méduse s’échoue sur un banc de sable à 80 km des côtes africaines. On va tenter de la sortir de ce piège, et pour cela construire un radeau afin d’y déposer tout ce qui pourrait alléger la frégate. Malheureusement, cette tentative est vouée à l’échec. On sera contraint d’évacuer. Il n’y pas assez de place dans les canots occupés par le personnel de la colonie, les officiers et l’équipage. Les autres passagers, majoritairement des soldats vont donc s’entasser sur le radeau. Leur calvaire durera 13 jours. Quand le brick L’Argus viendra leur porter secours, sur les 150 occupants, il n’en restera que 15 dont 5 mourront peu après.
L‘illustration
Le choix de l’aquarelle est extrêmement judicieux pour ce type de récit.
Cette technique permet de mettre en valeur la mer sous ses différents aspects.
On peut y voir aussi un hommage à Géricault, aquarelliste hors-pair, initié à cet art ainsi que son ami Delacroix lors d’un voyage en Angleterre.
Ici, le procédé permet d’adoucir les scènes les plus dures. L’épisode du cannibalisme entremêlant réel et hallucinations est traité avec beaucoup de pudeur et de subtilité.
Se dégage également l’extrême talent de Jean Sébastien Bordas dans la mise en couleurs et l’expressivité des personnages.
L’illustration est toujours juste, au service de la narration. Beaucoup de moments forts. Quelques planches sont vierges de tout phylactère : les tempêtes, le cannibalisme, l’apparition de l’Argus, la création fiévreuse de l’artiste.
Un de mes moments préférés : La première vignette de la page 89 qui par sa composition préfigure le tableau futur. La corde qui reliait le radeau au canot précédent vient d’être rompue. Les naufragés, formant une pyramide sous l’effet de la perspective, nous tournent le dos et regardent, incrédules, les canots s’éloigner.
« C’est impossible ! Ils vont faire demi-tour ! Ils ne peuvent pas nous laisser là ! »
La narration :
Ce n’est pas la première BD qui traite du naufrage et de la genèse du tableau,
Giroud et Mezzomo l’avaient déjà en fait en 2016 avec Géricault dans la collection Les grands peintres chez Glénat.
Ici, toute la force et l’originalité de la narration tient dans l’enchevêtrement, tout au long de l’album, des deux histoires qui tendent à être au plus près de la vérité.
C’est extrêmement vivant, les personnages nous sont proches et nous les suivons dans le feu de l’action.
Nous sommes tour à tour témoins aux côtés de Léon le jeune mousse découvrant la vie sur un bateau, admirant les marsouins avant de vivre l’horreur absolue, puis nous menons l’enquête avec Géricault, désireux de savoir comment et pourquoi une telle tragédie a pu se produire, pénétrons enfin dans de son atelier pour assister à la création de ce qui deviendra son chef-d’œuvre.
Nul doute que les auteurs ont accompli un fabuleux travail de documentation pour arriver à un tel résultat!
L’alternance des deux récits nous permet également de prendre conscience du temps qui s’écoule et de mieux appréhender la notion de durée et d’intensité dans le calvaire des naufragés. C’est aussi l’opportunité pour le lecteur de prendre un peu de recul par rapport à la cruauté de certaines scènes.
Après l’achèvement du tableau et son exposition survient l’épilogue : «J‘ai besoin de recul et de repos» dira Géricault. Suivront trois pages muettes où quittant Paris, il voyagera en compagnie de ses fantômes…
Géricault: L’homme et l’artiste
Artiste romantique qui mourra jeune, Géricault est fasciné par les chevaux et les faits divers tragiques. Rien d’’étonnant donc à ce qu’il se passionne pour la Méduse. Outre le naufrage du navire, c’est le naufrage de Géricault qui est dépeint ici. On suit l’évolution du dandy romantique fraichement rentré de Rome, friand de fêtes avec ses amis développer une obsession quasi mortifère pour le radeau, sombrer peu à peu dans la solitude aux bords de la folie.
Il est question ici de ses amitiés avec le peintre Vernet, le tout jeune Delacroix ainsi que de ses relations à sa famille. Si le père reste très peu présent et n’interviendra qu‘à des moments clés et dramatiques de l’intrigue, il est beaucoup question de ses relations de plus en plus tendues avec son oncle, d’autant plus que Géricault entretient à son insu une relation adultérine avec Alexandrine, la seconde épouse de celui-ci. Les histoires d’amour finissent mal en général …
Les 3 étapes de la genèse du tableau sont minutieusement décrites : travail de recherche, travaux préparatoires puis réalisation.
Pour cela, le peintre va rencontrer 2 survivants Corréard, puis Savigny, avoir accès aux documents du procès du commandant par l’intermédiaire d’un mystérieux informateur «pour l’honneur de la marine et la révélation de la vérité » , faire construire un modèle réduit de la machine – c’est ainsi que ses occupants appelaient le radeau -, fréquenter l’hôpital voisin afin d’étudier de près la carnation des cadavres.
«Personne n’a vraiment mesuré l’horreur qu’ils ont vécue. C’est de cela dont je veux rendre compte… Et il faudra qu’on y sente l’espoir malgré tout… L’héroïsme peut-être» déclarera-t-il à Alexandrine.
Il accouchera du tableau dans la douleur ,,,
Le contexte historico-politique
Ce naufrage est lié au contexte politique de l’époque.
C’est à la faveur de la Restauration que Chaumarays, monarchiste, obtiendra le commandement de La Méduse.
Les Cent jours ne sont pas loin et monarchistes et bonapartistes s’opposent en société comme sur le navire.
Cette opposition sera notamment illustrée par les rapports de plus en plus tendus que Géricault entretiendra avec son oncle monarchiste convaincu qui va tenter à maintes reprises de lui faire abandonner son projet.
C’est également en raison de cet antagonisme, afin de discréditer les royalistes, que le rapport destiné au ministère de la marine fuitera dans la presse qui se hâtera d’en publier les extraits les plus horrifiques ce qui va frapper l’opinion publique.
Enfin, les républicains et les bonapartistes voudront faire du tableau le symbole du naufrage de la Restauration. Son titre étant réfuté, il sera présenté au salon de 1819 sous le titre «Scène de naufrage».
Ce tableau qui à l’instar de toute peinture historique a un message politique sera étiqueté romantisme révolutionnaire et aura ses partisans et ses détracteurs.
Géricault qui connaît parfaitement les codes de la peinture d’histoire va la désacraliser en faisant d’un fait divers une allégorie de l’espoir.
Des questions encore tellement d’actualité
Sont aussi abordées les questions relatives au colonialisme, à l’esclavage, au racisme.
Alors qu’en réalité il n’y a qu’un seul noir sur le radeau, Géricault en représentera trois, sa façon à lui de défendre la cause abolitionniste.
Les auteurs nous incitent également à réfléchir sur notre comportement lorsque nous sommes confrontés à des conditions extrêmes.
Jean-Christophe Deveney et Jean-Sébastien Bordas nous ont embarqués dans un terrible voyage durant lequel nombre de transgressions ont été commises par les naufragés mais aussi par le peintre dans un album passionnant où l’inhumain est décrit avec humanité.
Nul jugement ici, mais une incitation à la réflexion.
« Nous sommes une seule humanité et le radeau est là pour témoigner de toutes ses souffrances.»
Chronique de Francine Vanhée
©Casterman, 2020, Jean-Christophe Deveney et Jean-Sébastien Bordas.