Grandville – Force Majeure

Bryan Talbot atteint l’apogée de son art séquentiel avec Grandville – Force Majeure aux éditions Delirium. Ce nouvel et dernier opus est le point culminant d’une saga qui n’a cessé de monter en puissance à chaque volume. Le créateur anglais lance son héros dans une enquête aussi périlleuse qu’ambitieuse, cette parution est juste grandiose.   

Par une nuit à Soho, le restaurant Aux Fruits de la mer est transpercé comme un gruyère. Il sert de «vitrine» à son truand de patron Stanley Cray. L’établissement a été frappé par une attaque coordonnée et méthodique qui ne laisse aucun témoin gênant.

Archibald LeBrock de Scotland Yard est envoyé sur les lieux. La presse couvre déjà l’événement et l’y attend de pied ferme. Le détective perd son sang-froid devant les journaleux dès l’apparition du gangster. Les pisse-copies tiennent la une de leurs torchons.

Plus tard, l’inspecteur tuera Cray à son domicile devant un parterre de domestiques. Des conditions de vie rude, le stress et le danger permanent du boulot ont eu raison de lui. Archibald LeBrock est devenu incontrôlable. 

Son partenaire de toujours, Roderick Ratzi, ne cautionne plus ses méthodes. Sa compagne Billie s’éclipse sans laisser de traces. Les forces de police le recherchent activement sur deux continents à tel point que son mentor Stamford Hawksmoor sort de sa retraite pour stopper les agissements de son ancien élève.

Les moindres faits et gestes ou réactions d’Archie sont anticipés par un mystérieux et superprédateur nommé Tiberius Koenig. Selon les ouï-dire, il serait le marionnettiste d’un vaste jeu d’ombres. 

Même si notre blaireau ne possède aucune spécificité du renard, il n’en est pas moins rusé pour autant. 

Bryan Talbot officie en tant que scénariste, dessinateur, encreur et coloriste sur Grandville. Il est sur tous les fronts sans rien sacrifier à la qualité. C’est un illustrateur de génie doublé d’un raconteur d’histoires de talent qui tire son inspiration d’un vivier littéraire inépuisable. Son univers post-Jules Verne s’élève au rang de suspense haletant à la tension électrisante, le script grimpe en pression tambour battant. Talbot s’amuse avec la temporalité en alternant flashbacks et présent, ce puzzle scénaristique apporte de la consistance au récit. Le choix animalier correspond parfaitement à la psychologie des différents protagonistes, le personnage principal possède un pouvoir de séduction phénoménal aux yeux du lecteur. L’auteur magnifie le steampunk en lui administrant une forte dose de néo-polar et d’anthropomorphisme par intraveineuse, Force Majeure est un mystère enveloppé dans une devinette roulée dans une énigme. 

Graphiquement, Bryan Talbot se surpasse. La mise en page côtoie le majestueux. Le visuel se sculpte, se perfectionne, se peaufine jusqu’au bout de la mine. La synergie de cet artiste multi-casquette imprègne l’intégralité de l’album. La représentation est superbe. Les décors, costumes et machines subissent le même traitement. Certaines planches regorgent de détails tandis que d’autres gagnent leur atmosphère lors du passage à la couleur. Le découpage frôle la perfection, le gaufrier se façonne de manière ample et précise. Quant à l’encrage…que ce soit la plume, le pinceau ou le rotring, l’outil dépose le noir dans un souci d’esthétique pointue et charnelle. Le sombre se répand à travers une texture léchée. La colorisation par ordinateur se fond dans l’esthétique de la Belle Époque, la palette de pigmentations est élaborée. L’éclairage cède de la place à une luminosité surréaliste ainsi qu’à divers voiles vaporeux ou effets synthétiques. L’analogique ne perd rien en puissance face au numérique, Bryan Talbot maîtrise les deux techniques.

Mention spéciale aux cadors de la fiction de genre comme Blacksad, Canardo ou Hip Flask qui parachèvent de leur caméo inoubliable un casting cinq étoiles. 

La couverture impitoyable de Grandville – Force Majeure pose les jalons d’une ultime aventure trépidante. Bryan Talbot aurait annoncé travailler sur une préquelle de la série se déroulant deux décennies auparavant, Les Archives de Stamford Hawksmoor promettent d’ébranler les fondations de l’ère victorienne. 

Chronique de Vincent Lapalus.


© Délirium, 2024.

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