Souriez, vous êtes sous surveillance rapprochée! Mais vous n’en avez pas conscience, bercé de douces illusions… Votre babe vous rend la vie facile et agréable, et cela fait longtemps que vous avez oublié ce qu’était un livre … Une belle équipe de vétérans nous propose, aux Éditions Delcourt, ce que je qualifierais d’adaptation libre du roman incontournable « 1984 » de George Orwell (on aurait même pu trouver une citation en préface.). Rodolphe, à la biographie incroyable, saluée dès 1993 par le prestigieux prix Jacques Lob, nous narre à la première personne un scénario palpitant. Décliné en 3 tomes, il est destiné aux adolescents et adultes. Ici, la présence de robots est massive, à tel point qu’on pourrait aussi être dans un préquel de « Matrix ». On pense aussi à V pour Vendetta, Soleil vert ou encore Le meilleur des mondes »… L’expérimenté illustrateur Griffo a composé des planches qui ne souffrent aucun défaut, avec une qualité d’ensemble : typographie, ambiances et décors, colorisation, jusqu’à l’ombre des visages.Vu la richesse des références, le mieux est de vous plonger dans cet album de science-fiction, soigné graphiquement, pour vous faire votre propre opinion.
Will Jones fait partie des privilégiés : il possède une babe – robot humain dont il peut changer régulièrement, des implants, lui permettant d’accéder à une réalité virtuelle… Sa vie est bien rodée, entre son métier (réécrire l’Histoire), sa vie de « couple », ses jeux vidéos, ses visites mensuelles aux ruches et aux homes– où il parraine chaque fois un jeune ou un senior différent, pour ne pas s’attacher. Mais un jour, il découvre un livre dans la poche de sa veste. Alors que la morale lui dit de jeter l’objet, la curiosité prend le dessus, il se cache dans les toilettes pour le lire… La noirceur de l’univers se révèle petit à petit derrière un ciel trop bleu : le passé est modifié, des nettoyeurs font disparaître les résistants, et même la notion de parents a été supprimée. Est-il possible de tomber amoureux dans un tel contexte ? Et qu’attendent ceux qui tirent les ficelles dans l’ombre de Will et de Bleue ? Au fur et à mesure que Will chemine dans ses pensées, prenant conscience que ses certitudes peuvent être remises en question, l’intrigue nous happe comme dans un bon roman policier.
Le charmant Will évolue dans un univers blanc immaculé, mais aussi aseptisé – à l’exception de quelques lieux secrets offrant un élégant contraste. Sa « babe » est trop parfaite, trop pulpeuse… Bleue a, elle, un regard envoûtant, mi-espiègle, mi-rêveur, ainsi qu’une vraie répartie qui tranche avec le ton mielleux des humanoïdes. Architecture et véhicules, résolument futuristes, nous régalent. Carla et Will, les deux dirigeants, ont des hologrammes monumentaux à leur effigie, et apparaissent sur écran géant tels Big brother. L’asservissement total du peuple, qui les glorifie, est glaçant… Car nous ne nous y trompons pas, et d’ailleurs, le cadre des cases bascule en noir dès qu’on sort du monde supérieur pour aller chez les opprimés. L’ambiance s’épaissit, par le rythme des cases, les plans rapprochés, les aplats sombres et surtout les jeux de regard… Jusqu’à la bascule finale.
L’histoire véhicule des messages universels, qui ont toute leur place par les temps qui courent : défendre la liberté, se soucier des opprimés avant de l’être à son tour, favoriser l’esprit critique, la littérature, les vraies relations au temps passé sur les espaces virtuels. Et s’interroger sur la place de l’intelligence artificielle avant qu’elle n’atterrisse dans notre lit ! En conclusion, c’est une BD dystopique réussie, par un duo très chevronné. Et cela se sent, l’album qui a une belle tenue de route graphique se dévore! Quelle frustration à la fin du livre! Vivement les 2 tomes suivants, à paraître cette année.
Chronique de Mélanie Huguet – Friedel


© Éditions Delcourt, 2023.