LES PIGMENTS SAUVAGES

Le titre, les pigments sauvages intrigue d’emblée. Et nous voilà subjugués par la couverture noire, où une matrice bleue à motifs rayés, ondulante, observe de ses multiples yeux trois créatures. Carrées, vertes, à pattes de Shadok, elles semblent fuir… Oui, vous l’aurez deviné, cette BD, aux éditions The Hoochie Coochie, est absolument renversante, innovante, géniale ! Plongez-vous dans cette saga rythmée et philosophique, au découpage incroyable. Les dialogues, modernes et croustillants, sont dignes des Monty Python. Décalés et nourris d’autodérision, ils s’accordent parfaitement aux dessins brillamment minimalistes, stylisés et harmonieux. Alex Chauvel, influencé par exemple par Lewis Trondheim, nous propose son univers microscopique et fantastique, composé de lémures parasites, sous forme de colonie hiérarchisée avec nobles, troupes, ondines esclaves en gestation, domestiques, ordre des pigmenteurs… Mais ce petit monde est au bord de l’effondrement. Si l’épopée a des airs de « Game of thrones », sur fond de successeurs, manigances, trahison, armes secrètes, et recherche de liberté, les mythes fondateurs ne sont pas loin…

Alors que le roi Sardoine V mène son inspection, un cyclope des profondeurs détruit la colonie, entraînant les nobles – enfermés dans la même salle – à se massacrer… Trois égoutiers, emprisonnés, s’évadent : Topaze, Corail et Pyrite. Alors qu’ils s’abreuvent, surgit Naïa, la mère des ondines. Elle planifie la destruction de la colonie, pour venger ses filles prisonnières, mais Pyrite nous offre alors une prise de parole bouillonnante, une fine critique sur cette soi-disant justice, réussissant à infléchir Naïa. Minium, Cinabre et Héliodore, un moine et deux soldats, sont envoyés à leur recherche… À moins qu’il s’agisse d’un piège pour se débarrasser d’eux ? L’ambiance médiévale, la hiérarchisation de la société, contraste avec les paroles sans filtres, les propos familiers et modernes. L’anachronisme révèle les failles d’un système de domination, de croyances et de parasitisme…

La suite se compose, à travers une narration qui nous emporte, de combats, cérémonies, lémures sauvages, dernier lémure primitif, quête, ingrédients hautement colorés, transformations changeant à jamais la condition des êtres, sans oublier un individu très mystérieux, puissant et bienveillant. A cette séquence temporelle – l’époque première, s’en juxtapose une deuxième. Trois petits êtres anonymes, vivant longtemps après tout le monde, se souviennent de Pyrite et ses compagnons, réfléchissent et s’interrogent sur leur destin… Enfin, un des trois, en particulier…

Alors que l’auteur a l’art de rapprocher deux récits aux temporalités différentes et de faire appel à un riche panel de personnages, la couleur est d’une importance première pour différencier chaque période et chaque groupe d’individus. Qui dit pigments sauvages dit colorisation débridée : huttes roses, traqueurs verts, sol bleu, roi rouge… La vie grouille, dans la colonie comme dans une fourmilière, et au dehors avec paysages et créatures aussi foisonnants qu’extra-terrestres. Le choix, judicieux, des couleurs, repose sur des oppositions efficaces et harmonieuses. La maîtrise graphique ne s’arrête pas là, le découpage et le séquençage méritant à eux seul que cet opus soit connu de tous les amateurs du 9ème art. Le dessinateur opte pour un cadre épais entourant la colonie, pour mieux le faire voler en éclat. Un fin trait blanc relie des vignettes accompagnant de magnifiques pleines pages aux reliefs polygonaux. Puis c’est Naïa, polymorphe, qui envahit l’espace et l’entoure. Le délitement de l’empire prend une forme très concrète lorsque le dessin s’effrite de plus en plus. Le bois antédiluvien est composé d’un noir impénétrable, où seules les silhouettes violettes des végétaux offrent encore une bordure. Les cases sont tour à tour un chemin traversant la page tel des dominos, des bulles, des micro-vignettes, ou encore elles sont étirées à l’extrême. Bref, l’auteur, non content de nous téléporter dans un monde surréaliste, explose totalement nos repères en 3 à 6 cases, pour notre plus grand plaisir.

Finalement, ce livre est bien un excellent jeu : de successions, mais aussi de couleurs, de cadrages, d’aventure… Une carte introductive et un bestiaire en conclusion sont une aide précieuse pour suivre le fil, riche, de cet album. Et si cette œuvre au long cours, délicieusement originale et graphiquement inouïe, était une vaste métaphore invitant l’homme, comme le lémure, à se libérer de son action dominatrice et parasite…? A vous de juger !

Chronique de Mélanie Huguet – Friedel.

© The Hoochie Coochie, 2022.

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