Par une soirée pluvieuse, dans une villa, une femme dévale péniblement des escaliers. Elle a une plaie ouverte à l’abdomen, elle se vide de son sang mais parvient à se trainer jusqu’au salon. Sa vision se brouille, c’est le flou total. Anna s’écroule dans une jolie mosaïque de liquide carmin. Rideau…
Un petit retour en arrière de quelques jours s’impose.
L’Equalizer de Venice Beach est parti en direction de San Francisco dans le but de retrouver une personne portée disparue lors du terrible tremblement de terre qui frappa la ville en 1989. Pendant ce temps, une ancienne gloire du scream queen (littéralement la reine du hurlement) et speakerine de films d’horreur débarque au cinéma El Ricardo pour se payer les services de Reckless.
Lorna Valentine alias Evilina a reçu le pavillon Lamour comme cadeau. Hélas, la starlette ne s’y sent pas en sécurité. Son chien Gremlin enfermé à double-tour à l’intérieur s’est volatilisé, des bruits inquiétants retentissent au beau milieu de la nuit et des objets disparaissent ou changent de place. En bref, Evilina demande à ce qu’on l’aide sur un cas de maison hantée. Anna accepte de prendre en charge ce dossier, Ethan lui, aurait sauté sur l’occasion.
En fouinant un peu, notre détective en herbe met la main sur des indices peu conventionnels. Pour autant qu’on le sache, la demeure fait désormais partie des légendes urbaines. Le domaine a un lourd passif puisque depuis des décennies, il est maudit.
Anna placarde des avis de recherches de l’animal de compagnie, visite des chenils, explore les environs et se lance dans une enquête de voisinage. Au pire, cette soi-disant chasse à l’ectoplasme suffira à amener des preuves tangibles. Mais une nana aux cheveux violets qui pose beaucoup trop de questions attire forcément l’attention. Dès lors, sa cliente est retrouvée inanimée avec le crâne défoncé. Anna passe du statut de privé à celui de suspect accusé de tentative d’assassinat. La contreverse risque d’entacher le joli bitume des collines californiennes.
Son sixième sens radar lui indique que quelque-chose cloche, la situation fait d’elle une cible mouvante. Anna se méfiera autant des résidents, de la police que des clodos du coin. Elle a levé un lièvre qui malheureusement, s’acheminera jusqu’à un final funeste. Quelle que soit la nature de la menace, il y a une seule et unique règle d’or à respecter dans le milieu. On ne porte aucun préjudice à Anna sous peine qu’un ange vengeur veille à appliquer une justice sauvage en mesure de représailles.
Ed Brubaker a eu pour oncle John Paxton. Ce scénariste a rédigé les scripts d’Adieu Ma Belle, Feux Croisés, L’Equipée Sauvage, Le Dernier Rivage pour le cinéma. Ce n’est pas étonnant que le neveu excelle dans le domaine et lorgne vers le thriller fiévreux. Il est fasciné par le symbole de l’industrie du divertissement qu’est Hollywood, ce lieu étrange au boulevard étoilé. Fondu Au Noir et Fatale en sont les parfaits exemples. C’est un conteur instinctif qui se taille une solide réputation dans la rédaction de polars aux relents de puzzles oppressants, on constate sa passion d’une écriture à la fois organique et logique. Il se laisse guider par les personnages pour décrire un univers noir irrécupérable, les références littéraires jonchent un environnement insulaire limite paranoïaque auquel se mêlent suspens et ingrédients terrifiants. Etant un fan absolu de Ross Macdonald, Brubaker incorpore des éléments psychologiques à ses récits. L’écrivain s’intéresse à de nombreux sujets et diverses périodes, lit de multiples histoires vraies et faits existants tels que l’American Horror Story du Manoir de Rosenheim ou Elvira la maîtresse des ténèbres interprétée par Cassandra Patterson. Qu’il assimile ensuite à ses propres fictions afin de les rendre davantage consistantes. L’auteur dynamite et relance sa série Reckless dans Ce Fantôme En Toi en proposant les rôles principaux de l’arc à un casting largement féminin. Ethan y est quasiment absent, l’ombre du redresseur de tort plane pourtant sur la totalité de l’album édité comme les précédents par Delcourt. L’héroïne navigue entre présentatrice has-been, flics brutaux et sans-abris immoraux. Ce changement de protagoniste n’entache en rien l’atmosphère du titre, l’intrigue est aussi ensorcelante que violente. Comme à l’accoutumée, la narration est millimétrée, imparable et addictive. Son univers se distingue par un climat glauque, des relations dégueulasses saupoudrées de toxicos et escrocs en perdition. Les dialogues sont ciselés et sonnent justes, la conclusion arrive calmement non sans une avalanche de violence.
Sean Phillips est capable de tout dessiner avec précision, l’interprétation reste fidèle historiquement et visuellement à une époque précise. Sa composition des décors, costumes, véhicules et immeubles est authentique. Sa représentation réaliste s’ancre dans un quotidien peu reluisant, le crayonné est bien campé et crédible. Sa mise en scène est mitonnée aux p’tits oignons, la fluidité de son storytelling s’affiche et se déploie de manière élégante. Elle rehausse une narration linéaire alliée à un découpage limpide pour aboutir à une lecture déchainée, le gaufrier varie entre 4 à 6 cases par page. Il n’y a aucun défaut de conception, les cadrages sont saisissants et éclectiques. Le graphisme est abouti, le trait est stylisé et simplifié au possible. Le look épuré, intelligent voire élégant démontre une puissance et un sens du design indiscutable. Le crayonné possède une touche subtile, les bouilles efféminées sont arrondies tandis que les tronches masculines se taillent à la serpe. L’expressivité des visages est variée, l’artiste arrive à nous faire ressentir la douleur et le danger encourus par Anna. Sean Phillips est un illustrateur discret et talentueux avec un goût prononcé pour le «vintage», son rendu numérique est proche de la substance liquide sombre et du papier. L’encrage se travaille avec vigueur. Jacob Phillips opte pour une colorisation confortable, il utilise une palette de teintes douces à l’aide de tons rosacés et de textures magenta. La pigmentation a des airs de flashs lumineux, le coloriage digital donne une impression tachetée aux planches. Le contraste attire l’attention, charme et amuse par son aspect original. Les tons rougeâtres et orangés ne sont présents que pour dépeindre la brutalité de l’action. Ce spécialiste de la couleur possède un œil fantastique.
En conclusion, je dirai simplement que la dream-team formée par Ed Burbaker, Sean et Jacob Phillips prouve encore que le crime passionne. Dans une L.A. pas si «Confidential», plus le meurtre est sordide et plus il nous fascine.
Chronique de Vincent Lapalus.


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