Radium Girls de Cy (Cyrielle Evrard) inaugure la nouvelle collection de romans graphiques « Karma » aux éditions Glénat dirigée par Aurélien Ducoudray. On veut y mettre « en lumière des personnes, au départ des anonymes qui ont parfois été oubliées par l’Histoire et qui, au travers d’actes marquants et contestataires, ont fait changer la société dans ses fondements et ses acquis. Des destins uniques qui ont eu une portée collective ». A travers cette sombre histoire de jeunes filles lumineuses au cœur des années folles, Cy nous montre que les scandales sanitaires au nom du profit ne datent pas d’hier ….
1918. Une nouvelle ouvrière, Edna, intègre l’United State Radium Corporation, une usine de montres du New Jersey. Elle est ravie d’avoir été retenue car c’est un travail prestigieux et très rémunérateur. En effet, les ouvrières doivent faire preuve de minutie, de soin et de dextérité pour manipuler la peinture phosphorescente au radium « Undark » (qui vaut cent fois le prix de l’or) et l’utiliser pour peindre les chiffres sur les cadrans. Pour intégrer définitivement l’usine, la jeune femme devra, à l’issue de sa période d’essai, être capable de tenir la cadence de 250 pièces par jour. Elle est formée à la peinture des chiffres sur le cadran par l’une des ouvrières les plus chevronnée de l’atelier : Grace qui lui explique la technique « Lip, dip, paint » : affiner le pinceau avec ses lèvres, tremper dans la peinture et peindre le cadran. Elle lui présente également ses collègues et amies : Katherine et les trois sœurs Maggia : Mollie, Quinta et Albina. Les jeunes femmes vont rapidement prendre la nouvelle sous leur aile et l’intégrer dans leurs sorties dans les speakeasies, au cinéma ou à la mer. Entre elles, l’ambiance est bon enfant : avant les soirées, elles mettent leurs plus belles robes au travail et se peignent les ongles, les lèvres ou les dents car la peinture phosphorescente et les particules qui se déposent sur leurs vêtements les font littéralement briller de mille feux et rayonner sur la piste de danse. Elles s’amusent d’ailleurs du surnom dont on les a affublées : « les Ghost Girls ». Mais quand elles sont peu à peu victimes de maux inexplicables, leur insouciance et même leur amitié sont mises à mal…
Cyrielle Evrard a découvert ce scandale oublié en 2017 quand elle a un jour vu apparaître sur son fil d’actualité un entrefilet intitulé « Radium girls ». Elle a d’abord cru qu’il s’agissait d’un groupe musical féminin ! Outrée par ce qu’elle lisait, elle a voulu en savoir plus et, habitée par ce sujet, elle a finalement décidé (à l’instigation de Guy Delisle) d’en faire une BD. Elle s’est longuement documentée et cela se sent dans l’album : toutes les publicités que l’on voit apparaitre dans les journaux, sur les murs de la ville ou à la radio pour la laine, le maquillage ou le tonic au radium sont des publicités authentiques. Cet arrière-plan permet, en plus de la caution historique, de souligner combien le radium faisait partie du quotidien de l’époque et était considéré comme totalement anodin voire bénéfique !
Au départ, l’autrice avait prévu de dépeindre la vie de la « frondeuse » du groupe : Grace Fryer. Mais une simple biographie avec une narration linéaire n’aurait ni eu ni autant d’impact ni autant d’intérêt. En effet, ce qui nous touche dans ce roman graphique c’est la dynamique de groupe. Si toutes les femmes citées (y compris les seconds rôles Hazel et Marguerite) ont existé, si Mollie et Grace travaillaient bien dans le même atelier et se fréquentaient en dehors, elles n’étaient pas collègues avec les sœurs Maggia ni avec Edna. Toutes ne se sont rencontrées réellement qu’au moment du procès. Commencer avec l’arrivée d’une nouvelle recrue permet, à la manière de Zola, de présenter de façon vivante les protagonistes et un milieu inconnu au lecteur avec ses règles et ses us et coutumes. De plus, comme la moitié de l’album est consacrée à l’amitié des ouvrières et à leurs sorties, de nombreuses cases mettent en scène des gros plans sur leurs visages en champ contrechamp lors de discussions. Ils sont d’ailleurs laissés blancs pour bien refléter les émotions et sont très expressifs dans une sorte de rappel du cinéma muet et de l’expressionisme qui règne à l’époque. Surtout, ces gros plans en caméra subjective, nous donnent l’impression de faire partie du groupe. Nous nous attachons ainsi à chacune des filles à la personnalité fort bien définie et nous partageons leurs moments de complicité et leurs joies.
Le récit est, en effet, paradoxalement joyeux ainsi que l’indique la couverture aérée et colorée présentant des héroïnes lumineuses, pleines de vie, aux visages souriants. Deux teintes dominent : le vert de la jeunesse, du renouveau et de l’espoir et le rouge violacé de la vie et de la passion. Les dialogues, jusqu’au mot de la fin sont très drôles et les réparties fusent. On rit souvent. L’histoire se passe dans l’entre-deux guerres, au moment des années folles, et Cy transmet fort bien l’effervescence qui règne dans une superbe double page se déroulant dans un speakeasy où le cadrage décentré et en légère contre plongée met en valeur le mouvement de leur charleston endiablé. La bédéiste recrée pareillement le mouvement, lors de la sortie à la mer, à l’aide du tourbillon des vagues, du fond blanc et du vert dominant : on y ressent légèreté et dynamisme. Elle met enfin en scène l’une des avancées de l’époque : le droit de vote accordé aux femmes en 1920 de l’autre côté de l’Atlantique.
Les héroïnes principales, Mollie, Grace et Kate arborent toute trois une coupe à la garçonne des « flappers » de l’époque, symbole de leur volonté d’émancipation. Mais leur soif de liberté se heurte à l’immobilisme de la société : durant la sortie à la mer, on vient mesurer la longueur du maillot des baigneuses et Mollie est même menacée de contravention pour atteinte à la pudeur et incitation à la débauche car elle porte un maillot trop court ! Edna ne voit pas l’intérêt d’obtenir le droit de vote ; Quinta, la seule fille mariée du groupe, subit des violences conjugales et – ayant intégré la nécessité de se soumettre à son époux – elle trouve des circonstances atténuantes à son bourreau. Parfois les obstacles à l’émancipation sont donc internes et liés au poids des préjugés sociétaux. De nombreuses inégalités homme/femme sont ainsi soulignées dans ce roman graphique mais celle qui est la plus scandaleuse est résumée par la planche scindée en deux cases dans laquelle on voit « en montage parallèle » les conditions de travail des hommes et des femmes à l’atelier d’USRC. Elles portent de simples blouses tandis qu’ils sont dotés de tabliers de plomb, de masques et de lunettes de protection. Cette page muette est saisissante et résume parfaitement la différence dans le traitement des uns et des autres.
Peut-être pourrait-on également avancer que la scène hilarante au cinéma durant laquelle les amies sont conspuées parce qu’elles brillent comme des réverbères et gênent les spectateurs n’a pas simplement une valeur anecdotique. Le film projeté est le Frankenstein de James Whale : cette œuvre renforce, certes, le côté historique de l’album puisqu’il s’agit d’un blockbuster de l’époque mais l’autrice aurait pu en choisir bien d‘autres ! Elle se livre, en outre, à un petit anachronisme puisqu’elle sort en 1931 donc après la mort des héroïnes… Il semble donc que ce détail revête une signification plus symbolique en devenant une métaphore de la société de l’époque : de la même façon que le docteur Frankenstein crée une créature qu’il ne va bientôt plus réussir à contrôler, l’industrie américaine par son usage immodéré du radium va générer une catastrophe.
Ces exemples montrent le traitement très sobre choisi par la bédéiste : elle suggère et n’assène pas. La tragédie qui s’abat sur les jeunes femmes est perçue de façon plus horrible par le lecteur car elle a su susciter son empathie en lui faisant partager leur quotidien complice. De même, elle ne se complait dans la description morbide des affections éprouvées par les ouvrières : contrairement à certaines photographies de l’époque qui montrent crument les sarcomes qui déforment les mâchoires ou les genoux des jeunes femmes, elle réalise, elle, des pleines pages muettes toutes en sobriété dans lesquelles des hachures striant la partie du corps affecté symbolisent les irradiations et la maladie. Enfin, elle ne se perd pas dans les méandres du procès qui dura très longtemps et manie l’ellipse. Elle utilise de petits détails signifiants : ainsi sur la console de l’entrée de l’appartement de Grace, on trouve les photos ornées d’un crêpe noir de ses deux frères morts à la guerre en Europe et de Mollie. Une équivalence se crée ainsi : les jeunes femmes ont, elle aussi, donné leur vie pour le progrès et la civilisation et doivent donc être reconnues et honorées.
Radium Girls, histoire poignante et pudique à la fois, était donc le titre idéal pour inaugurer la collection « Karma » chez Glénat. Il ne se contente pas de faire connaître l’histoire des « Radium girls » mais rend hommage à ces femmes sacrifiées sur l’autel du progrès technique dont le combat a mené à de nouvelles législations cruciales pour les ouvriers et à la naissance de l’OSHA l’agence fédéral pour l’hygiène et la sécurité au travail. A travers ce roman graphique, Cy redonne brillamment vie à « des femmes qui avaient disparu alors qu’elles ont fait bouger les lignes de l’Histoire ».
On se doit également de souligner que c’est un très bel objet soigné dans les moindres détails : le vernis sélectif de la couverture est remplacé par une peinture phosphorescente appliquée sur le visage des héroïnes et sur les cadrans des montres et recrée l’effet du radium ; le papier choisi est épais et fait bien ressortir les pigments des crayons de couleur ; enfin il est doté d’un cahier graphique et d’une passionnante interview menée de main de maître par Aurélien Ducoudray. Ce récit lumineux est l’un des titres phares de la rentrée !
Chronique de BD Otaku.
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