Et si on prolongeait un peu l’été, grâce à Croisette, une très belle réédition d’une bande dessinée de 2008, aussi classieuse que volumineuse, aux éditions Delcourt ? Joann Sfar publie ses carnets depuis près de 30 ans. Pas de scénario, mais de la prise de vue directe, pour partager des croquis, des dialogues, des réflexions personnelles. Quand le Président du festival de Cannes l’appelle pour couvrir par ses dessins le 60ème anniversaire de l’évènement, il en est le premier surpris. Échangeant avec son chat (« une partie de lui qui est mieux que lui »), il exprime sa soi-disant méconnaissance du cinéma. En réalité, il aime les cinéastes – qui influencent chacun de ses albums. Et surtout, il a une capacité à observer, écouter et retranscrire – avec sincérité, humour et générosité des planches. Croisette – en lettres d’or, s’il vous plaît – ce sont 305 pages hautes en couleur, en rencontres et en anecdotes. Celles-ci ne manquent pas quand on est dans les coulisses – ou plutôt dans les salles de projections, les terrasses et les studios, à défaut d’être dans les yachts. Le lecteur peut se régaler à la fois des dialogues – ou des monologues d’acteur – et des dessins : Cannes sous toutes ses coutures, avec souvent un palmier, un parasol, un coucher de soleil, ou tout simplement des yeux qui brillent… Le style Sfar est unique, il réussit à nous faire tourner la tête avec tous ces visages, à nous transmettre un peu de la magie de Cannes, tout en n’hésitant pas à critiquer, et nous amener à avoir nos propres réflexions. La narration couvre une période qui se situe avant, pendant et après le festival, avec en bonus un carnet plus ancien, abordant le coup de foudre de l’auteur pour le violon.
Dans les années 2000, le festival était un incontournable du mois de mai à la télévision, avec un défilé de célébrités, et les excès de l’industrie du cinéma. Même les guignols de l’info se délocalisaient sur la Croisette. Si Sfar plonge dans cet univers décalé et inaccessible avec appréhension, ses dessins attestent de sa curiosité. Après les préparatifs, la première conférence de presse, les rendez-vous et projections commencent, ponctués de temps libre pour dessiner la vie grouillante de l’évènement. Il y a les acteurs qui se livrent, les photographes qui font la sieste, les ambiances festives…
Certaines interviews ennuient Sfar. Et paradoxalement, il ne peut s’empêcher de s’intéresser à des personnes détestables, comme l’avocat de Klaus Barbie, venu faire la promotion d’un mauvais documentaire. Sfar nous explique combien un documentaire décontextualisé peut fausser les idées des jeunes générations. Il donne aussi la parole à des minorités moins visibles, comme la fédération panafricaine de cinéma. Il pleure beaucoup en voyant les films, avec une émotion particulière pour le film de son amie Marjane Satrapi, objet d’une longue ovation – très méritée. Alors qu’il se prépare à devenir réalisateur, nous découvrons avec lui les 1 000 facettes des films : le son, la focale, la nécessité de sortir du storyboard dessiné pour s’entraîner à la caméra… et mieux y revenir !
Retourner en 2006, c’est pouvoir croiser Jane Birkin dans l’ascenseur. Voir des filles attendre « Docteur Clooney », et constater les propos parfois très sexistes de certains. Bénéficier d’une formidable leçon de cinéma par Martin Scorcese. Le carnet fait la part belle aux croquis de visages, aux belles tenues, aux reflets dans l’eau… On y croise aussi Dark Vador sur la plage : c’est sans doute aussi cela, la folie du festival. Sfar personnalise ses palettes pour chaque carnet. Cheveux blonds ondulants devant le bleu azur du littoral, étoiles scintillants dans le bleu nuit des soirées cannoises, se complètent à merveille. De l’or, un peu de rouge (du tapis aux lèvres), du rose glamour, quelques touches de vert… Les nombreux croquis dansent sous nos yeux avec régal, et si la typographie est parfois affreuse, l’auteur, qui nous fait rêver et nous transporter, est complètement pardonné.
Une fois ce pavé refermé, vous avez le choix : parcourir les autres carnets de Joann Sfar, dont le dernier, « Cent ans de solitude », vient de sortir ; préférer un autre style de ses publications, nombreuses et formidables ; se replonger dans ses films, ou (re)découvrir les œuvres de ses cinéastes préférés !
Chronique de Mélanie Huguet – Friedel
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