SHIN ZERO

Pour faire revivre l’esprit des power rangers, trouvez un groupe de jeunes sympathiques, des combinaisons aux couleurs unies cultes – rouge, vert, jaune, bleue, rose ; et une métropole emplie de gratte-ciels et de vie, nécessitant qu’on la protège. Ajoutez – forcément – un peu d’autodérision, et une bonne dose de modernité. Évidemment, il y aura des bêtes étranges – ou « kaiju » (et si comme moi, vous ne savez pas ce que c’est : indice, Godzilla en est un.). Mais la jeunesse a évolué, elle est ubérisée, proposant ses services sur appli en tant que sentai, en costume. Le scénariste Mathieu Bablet mûrit ce projet depuis plusieurs années, et cela se ressent : le scénario de Shin Zero, décliné sur 216 pages, est abouti et équilibré, entre scènes d’actions développées et moments plus ralentis, où l’on retrouve une certaine banalité du quotidien. Il offre ainsi une intéressante chronique sociale d’une génération qui se cherche. Et en poussant le concept de ce qu’ont pu devenir les super-sentai à la retraite, il propose une version surprenante, entre humour et effroi, de ces super-héros à l’EHPAD. Guillaume Singelin , au travail largement salué pour son précédent album Frontier », maîtrise totalement l’image : dessin, découpage, trames et couleurs. Celles-ci sont réservées aux protagonistes, les mettant en avant, et ce dès la couverture, souple et superbement ornée d’écritures et d’un liseré argenté aux reflets arc-en-ciel. L’éditeur (Label 619 / Rue de Sèvres) magnifie ainsi ce premier tome, et lui consacre un généreux format manga à la française qui facilite la lecture. Un historique de la culture « tokusatsu », ou « effets spéciaux » est ajoutée en fin d’album, et en regard, un rabat propose le calendrier de la fiction, de 1933 à 2008. L’ensemble est enthousiasmant et multigénérationnel, pouvant plaire au public senior du club Dorothée – mais pas que – comme aux ados, pour preuve ma fille de 12 ans qui a dévoré ce tome : à quand les deux suivants ?

L’arc narratif se construit petit à petit, enveloppé des amours naissants qu’on n’ose pas déclarer, des tensions avec les parents qui s’inquiètent de l’avenir de leur enfant, du désœuvrement à l’arrivée des grandes vacances… Une jeune bachelière, Héloïse se prend au jeu de s’engager dans Sentai Corp : excitation et adrénaline sont au rendez-vous, la fraternité aussi avec ses partenaires de travail. Mais le lecteur est aussi embarqué dans l’envers du décors : le turn-over dans la société est important, sachant que les missions des sentais se résument soit à des petits boulots sans intérêt, soit à des combats risqués… Pour un salaire déplorable et une note parfois dégradée ! Et à l’occasion d’une visite d’une petite-fille à sa grand-mère, ancienne super-sentai, le voile est levé sur les séquelles laissées par les traitements : sans caisson, la vieille pourrait voir ses membres pousser démesurément ! Avant les méchas, en 1939, ces héros étaient soumis à un processus chimique expérimental très lourd pour devenir géants ! Il faut dire que les monstres «kaiju » le sont tout autant : c’est seulement d’égal à égal qu’il y avait une chance de les combattre. Ces énormités ont aujourd’hui disparu, mais Satoshi, un élément expérimenté des brigades, est persuadé qu’elles vont revenir. Il entraîne sa bande d’amis – devenus ses collocs – à mener l’enquête…

Les couleurs, vives, sont au cœur de cet album, rehaussant des planches noir et blanc déjà efficaces par le jeu des trames et aplats. Elles se concentrent sur les vêtements des protagonistes, apportant dynamisme et lisibilité, et amènent surtout un coup de projecteur sur les tenues lycra, fil rouge de l’album. La colorisation se prolonge astucieusement dans le fil de conversation partagé entre les amis. Par ailleurs, il suffit de jeter un œil au carnet de croquis en fin d’album pour voir l’étendue des postures adoptées par les personnages. Le dessinateur a l’œil pour cerner le corps dans ses mouvements, sa nonchalance ou encore son agilité. Il nous embarque par son découpage soigné, par les émotions partagées durant les dialogues, et par l’accélération des scènes de combat et du final. Alors que chacun veut jouer les héros, le travail d’équipe pourrait pâtir des motivations de chacun…

Pour conclure, Shin Zero est un bel hommage aux dessins animés de notre enfance, et plus largement à la culture japonaise, entre humour, nostalgie, quête de son identité, actions et volet fantastique. Comme sur la couverture, les sourires ne sont pas toujours au rendez-vous : un récit humain et réaliste appréciable, pour aller au-delà des schémas simplistes méchants vs gentils.

Chronique de Mélanie Huguet – Friedel.

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© Label 619 / Rue de Sèvres.

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