Il semble aujourd’hui tellement aberrant qu’on puisse discriminer quelqu’un sur sa couleur de peau qu’on en oublie parfois qu’il y a moins d’un siècle aux États-Unis, c’était encore le cas… Avec Le secret de Miss Greene, édité chez Le Lombard, Nicolas Antona et Nina Jacqmin adressent une piqûre de rappel historique bienvenue.
Ils signent ensemble une bande dessinée en forme de témoignage qui retrace la vie de Belle Greener devenue Belle Da Costa Greene. Nicolas Antona s’est saisi de l’histoire vraie d’une femme qui a vécu au début du siècle dernier dans une Amérique tout juste débarrassée de l’esclavage, mais où tout encore était à construire en matière d’égalité des droits. Rappel que la loi est affaire de pouvoir et non de justice…
Il boucle avec brio un scénario qui met en lumière un point difficile de l’Histoire américaine : la One Drop Rule. Pour faire simple, après plusieurs générations de métissage, les signes d’ascendance africaine de certains individus étaient devenus indécelables… une abomination pour les « clean white », une véritable hantise que cette « noirceur invisible ». La preuve d’une goutte de sang africain dans l’arbre généalogique suffisait à renvoyer quiconque au rang de sous-citoyen. De quoi avoir envie, pour qui le pouvait, d’opérer un passage de l’autre côté de la ligne de ségrégation. C’est ce « passing » que Belle Greener et sa famille ont fait le choix de tenter malgré le risque d’être découverts et punis. Le tour de passe-passe a consisté à prendre un nom portugais pour justifier une peau légèrement hâlée et à prendre la décision de ne pas avoir d’enfant pour écarter tous risques d’atavisme.
Devenue européenne d’origine, Belle s’est vu offrir des opportunités professionnelles qui lui ont permis de côtoyer les cercles les plus puissants de son époque, d’être reconnue pour ses compétences propres en matière de connaissances littéraires et artistiques et de négociation d’œuvres d’art. Au fil de l’album, on découvre ce que fut sa vie, les choix directement liés au « passing » comme de ne pas donner suite à différentes histoires d’amour pour ne pas fonder de famille, d’avorter avec tous les risques que cela comportaient, de brûler la moindre trace pouvant la relier à son passé… Le prix d’une forme de liberté.
J’ai dévoré ce récit persuadée d’être dans une fiction ; c’est seulement en arrivant à la fin de l’ouvrage que j’ai découvert le cahier documentaire qui constitue les dernières pages du livre… petite émotion en découvrant une photographie de Belle, et une autre de Bernard Berenson, qui fut son amant passionné.
Nina Jacqmin a sublimé le récit en créant une atmosphère particulière : un trait réaliste et doux, des dessins fouillés, un travail sur les tenues vestimentaires et les chapeaux remarquable et une quantité de détails à observer en se perdant dans les cases. Une mise en page classique de vignettes rectangulaires sans cadre apparent pour plus de légèreté, des phylactères arrondis sans bordures tranchées et une unité des couleurs dans une gamme automnale confèrent à l’ensemble finesse et fluidité. Une mention spéciale pour moi pour la couverture où Belle apparaît serrant un livre sur son cœur, les yeux clos et un petit sourire aux lèvres…
Une lecture passionnante en somme, un destin de femme déterminée dans un univers principalement régi par les hommes et des lois iniques, un récit plein d’humanité et qui illustre parfaitement que l’Histoire est faite d’histoires…
Chronique de Louna Angèle.

© Le Lombard, 2025.