ZONE CRITIQUE

Lorsque l’auteur engagé Philippe Squarzoni choisit de faire dialoguer deux ouvrages de Bruno Latour, sociologue et anthropologue, le résultat est de haut vol : graphiquement et conceptuellement abouti. Les images s’entrechoquent et les mots résonnent. Le sujet est sombre, mais indispensable. Les ouvrages de Saison brune constituaient déjà un précieux apport sur le dérèglement et l’inaction climatique, et le tome 1 avait été primé par la prestigieuse Académie française. Cette fois-ci, les auteurs exposent en plein jour les raisons de l’écoanxiete, pour mieux la combattre. Plutôt que d’être donneurs de leçon, ils nous invitent à une approche philosophique et globale, nous interrogeant sur notre façon de vivre de façon déconnectée à ce qui nous entoure et ce qui nous permet de vivre. La bande dessinée Zone critique, parue aux Editions Delcourt, surprendra dès la couverture. Si elle est très classe, avec la mise en valeur texturée d’un système sanguin ramifié, tout est sans dessus-dessous. Une femme, à l’envers et masquée, est dessinée en couleurs inversées, son corps en noir, son cœur et ses artères se fondant dans le fond rouge sombre. Le sujet, flottant, semble trouver un point d’accroche à une termitière, située non pas au sol mais au plafond. Or les termites savent faire preuve de solidarité lorsque l’environnement devient hostile. Et la période covid (à laquelle le masque fait référence) nous a appris à nous recentrer sur l’essentiel, nos proches, notre maison, nos besoins. Les auteurs nous invitent maintenant à basculer, à retrouver le mouvement qui nous a bousculé durant le confinement, pour « apprendre à durer un peu plus longtemps, sans mettre en péril l’habitabilité des formes de vie qui vont venir ensuite ».

Nous vivons sans mesurer l’énergie nécessaire à notre quotidien, que ce soit celle des autres, parfois à l’autre bout de la planète, ou l’étendue des ressources que nous utilisons. Atterrir au sein de la zone critique, c’est être capable de rencontrer les êtres dont nous dépendons, aussi loin qu’ils soient en kilomètres. Ouvrir les yeux sur la réduction des lieux habitables engendrée par une mondialisation effrénée. Retrouver notre unicité, reconnaître la puissance d’agir de chaque élément terrestre. Le mythe de Gaïa prend ici un sens moderne. Notre planète est vivante, puisqu’elle est intimement inséparable à la somme de toutes nos actions humaines. Les interactions sont immenses. A tel point qu’aujourd’hui, l’ensemble de l’humanité mais aussi de la biodiversité est menacée par la disparition de leur habitat. Peut-on redevenir acteur, rejoindre le flot de toutes les dynamiques qui nous sont attachées et faire des choix conscients, éclairés, plus favorables à notre environnement et à ceux qui nous sont liés ? Même si la marge de manœuvre est faible, assurément, oui, par un processus cathartique. En arrêtant de considérer la nature comme un objet, et en nous y intégrant.

Philippe Squarzoni nous a déjà habitué à son style unique, très travaillé, impeccable, où la superposition d’images, parfois chocs, permet au cerveau d’associer librement ses idées tout en le guidant. Le passage à la couleur apporte encore plus de force à ce procédé. Le noir et blanc vient dialoguer avec un rouge sang, symbole évident de danger. J’y vois aussi une couleur terreuse, un rappel du sol auquel il nous faut se ré ancrer. L’angoisse est palpable, lorsque la femme est nue, masquée, à terre, ou prisonnière de fils invisibles. Les images du quotidien nous rappellent des réalités autant tues que crues, l’exil de personnes pour leur survie, le labeur des travailleurs invisibles. L’iconographie militante, du combat, gilets jaunes et poings levés, n’est pas oubliée, ni celle d’une nature fragmentée, de vies parfois vides de sens, de menaces prenant le visage de Trump comme des désordres climatiques. Rarement le jeu du découpage n’aura été si loin, le texte devenant case, la vignette se réduisant à une particule d’un corps, des naufragés s’égarant au-delà d’une case, et le corps de la protagoniste traversant les pages en apesanteur. C’est à couper le souffle, et c’est bien de cette fonction vitale qu’il s’agit : respirer, pouvoir retrouver du souffle.

Cet ouvrage intellectuel, revisitant le mythe de Gaïa dans une approche résolument moderne, mérite qu’on s’y plonge. Les superbes images de Squarzoni pourraient bien finir par faire sens et éclore en chacun de nous.

Chronique de Mélanie Huguet-Friedel.

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