Journal inquiet d’Istanbul T2 2007-2017

Depuis quelques années, publier des caricatures ou des ouvrages humoristiques est devenu un parcours du combattant. D’une part, parce qu’une partie du commun des mortels a décidé sans bonnes raisons, que l’on ne pouvait plus rire de tout. Malheureusement, comme pour bien des sujets où les bienpensants veulent museler les artistes, ça finit par être du gros n’importe quoi. Une chose est sûre, depuis la Covid, on se marre encore moins et pour la nana désabusée que je suis, ça n’encourage pas des masses.

Ersin Karabulut, auteur reconnu dans son pays, nous propose avec les deux premiers volumes du Journal inquiet d’Istanbul, édités chez Dargaud, une immersion dans son incroyable ascension dans l’univers du dessin de presse.

Je l’ai découvert en 2018, lorsque les éditions Fluide Glacial ont proposé la traduction des «contes ordinaires d’une société résignée». Plusieurs petites histoires faisaient la part belle, de manière drôle, décalée, parfois tendre ou taciturne à la société turque. Le deuxième tome sort en 2020 et il est aussi grinçant que le premier. Épuises séparément, ils ont été réunis dans une très belle intégrale parue l’an dernier. Tout à la fois poétique et parsemé de noirceur, ce one-shot nous dépeint les angoisses d’une génération cloîtré par un régime opprimant.

Le journal inquiet d’Istanbul estun récit autobiographique où Ersin narre à la fois son enfance, son adolescence, sa vie de famille, son appétit pour le dessin et l’envie de caricaturer les dirigeants et les incertitudes tant politiques que religieuses. Ses parents auraient aimé qu’il se tourne vers une autre profession et, même s’il a eu des doutes, tous les chemins l’ont toujours ramené à l’illustration. Sa détermination à percer dans cette discipline, l’a entraîné à pousser les portes de différents ateliers qui proposaient des revues satiriques. Au début, il leur proposait des dessins gratuitement, jusqu’à ce qu’un jour, il trouve sa place parmi eux. Son désir d’émancipation l’incite, avec cinq de ses collègues, à créer son propre journal et à se lancer sur le marché. Il devient alors un des piliers d’Uykusuz.

Il faut savoir que dans une nation régentée par un dirigeant peu enclin à l’ouverture d’esprit, il est mal venu de critiquer les décisions du gouvernement et l’homme qui est à sa tête. Sous étroite surveillance, il subit menaces et pressions. L’étau se referme sur la population. Certaines libertés disparaissent, l’inquiétude émerge et les rédacteurs d’Uykusuz vont travailler la boule au ventre.

Le bédéiste nous raconte son histoire avec sincérité et nous prouve, lui aussi, qu’au XXIe siècle, il est de moins en moins possible de s’exprimer ouvertement. La liberté d’expression, est bel et bien sur le point d’être enterrée. Si vous ne connaissez pas encore Ersin Karabulut, laissez-vous tenter par ses albums. En plus de l’intelligence de ses récits, vous serez captivés tout comme moi, par son graphisme attrayant et amusant. Vous serez aussi envoûtés par ses yeux ronds et globuleux, ainsi que par son pull rayé blanc et rouge qui le caractérisent parfaitement. Battons-nous, ne lâchons rien !

Chronique de Nathalie Bétrix


© Dargaud, 2025.

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