JULES MATRAT T1

«  Face à l’horreur, on devient aveugle de colère. Jusqu’à ce que l’on rencontre un parent, qui a perdu, comme nous, son enfant. Alors, on se rend compte que le diable n’est pas le diable, qu’il a un visage. Et qu’il est humain. Comme nous. » Ce témoignage poignant, je l’ai entendu au zapping de l’année 2024 (l’émission « Vu », sur la 2), par une victime du conflit israélo-palestinien. Mais cette vérité est bien plus ancienne… Et rarement dans l’histoire, les Français n’ont autant pleuré leurs enfants que durant la Première Guerre Mondiale. L’auteur complet et expérimenté Serge Fino a voulu mettre en lumière cette réalité, dans une très belle adaptation en trois volumes du roman de Charles Exbrayat, paru en 1942. Le destin du jeune Jules Matrat se trouve brisé par sa mobilisation prolongée dans cette sale guerre. Et si certaines pages du livre I nous présentent la réalité crue du pilonnage incessant des positions françaises, le lecteur est avant tout plongé dans le quotidien, chaque mois plus endeuillé, du village de Haute-Loire dont Jules est originaire. Une approche aussi originale que bouleversante, avec une qualité et une authenticité des dessins à l’aquarelle à souligner. Je recommande cette œuvre, parue aux éditions Glénat, qui m’a fait fondre en larmes.

Lorsqu’il apprend la nouvelle de la guerre, Jules ne peut y croire. Mais face à la menace des gendarmes, il faut bien se rendre à l’évidence, et dire au revoir à ses parents et sa promise, Rose. Il fait la rencontre de Louis Agnin, réquisitionné du cœur des Alpes : c’est le début d’une amitié précieuse en ces jours si sombres. De son côté, le maire reçoit une lettre déchirante, le premier enfant du village tombé, au début du mois de septembre 1914… Il lui faut annoncer la terrible nouvelle. Le lecteur ressent tout le poids de la responsabilité qui lui incombe désormais, à lui, et au facteur retraité, qu’il réquisitionne pour palier le départ au front du remplaçant. A chaque permission, Jules apparaît plus fermé. Comment retrouver une normalité après le sang, les canons, les cris, l’horreur des blessés et des morts ? Rose peine à comprendre son amoureux, en retrait. Elle se résigne à l’attente de son retour définitif… En 1917, un obus manque d’ensevelir les deux compagnons d’arme. Mais la main de Jules attrape celle de Louis, à eux deux le réflexe de survie leur donne la force d’émerger. Le frère de Rose aura moins de chance, alors qu’il pensait Verdun derrière lui, une dernière salve d’obus est tirée… Et Jules, que ses parents ne reconnaissent plus, a désormais une peur bleue du tonnerre.

Les couleurs sont denses, les ombres travaillées, un soin apporté au patrimoine bâti : toits de chaume, pierres apparentes, murets de soutènement traditionnels, volets battants… Tout nous invite à nous transporter en Haute-Loire, avec ses lavoirs et abreuvoirs qui chantent leur filet d’eau clair, ses ombres qui s’allongent dans le village, ses champs ; et ses forêts, que Jules aime tant. C’est le temps passé d’une France agricole, où l’on vivait à la ferme, où les moissons étaient manuelles et marquaient l’année, et où les échanges étaient lents, épistolaires. Un temps où chaque perte donnait lieu à une veillée… Quelle émotion face à toutes ces lanternes, ils sont venus de tout le village présenter leurs condoléances. Et alors que l’église était encore toute puissante, voilà que le message de dieu n’est plus compréhensible, que les visages se ferment. Chaque enfant qui part dans la fleur de l’âge, 23 ans, 25 ans… C’est tellement injuste.

Au bleu des uniformes répondent le bleu de la nuit, le bleu de l’hiver, et de la pluie. L’histoire ne laisse pas de place aux rondeurs, le découpage est rectangulaire, le rythme et les plans finement travaillés. La guerre est une déflagration, pour les appelés comme pour les proches. A quoi bon labourer, à quoi bon continuer quand il n’y a plus de successeur ? Les patriarches vacillent, hantés par la pensée de la fin du monde…

Si le récit s’adresse à tous, nous sommes forcément touchés à cœur en tant que parents. La douleur est immense, et universelle. Elle fait écho à celle que vivent de nombreuses familles, encore en 2025, de l’Ukraine à la Palestine… L’histoire nous rappelle aussi combien la rengaine «  rien ne vaut une bonne vieille guerre », que l’on pressent de nos jours chez certains puissants et extrémistes de ce monde, est un calcul cynique et faux.

Chronique de Mélanie Huguet

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© Glénat, 2024.

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