KERNOK Le pirate

Il y a des images, des mots, qui attisent l’inventivité, suscitent le rêve immédiatement… on a tous en nous ce réservoir sensible prêt à transformer les nuages en poissons, les rochers en sirènes… Forcément quand j’ai avisé la silhouette d’un vieux gréement, les voiles gonflées de vent, associée à la trogne d’un loup de mer, regard perçant et barbe noire de jais, j’ai senti un frétillement parcourir la colonne vertébrale de mon imagination. « Kernok », « pirate » et « Brrémaud » calligraphiés sur la couverture ont fini de capter mon attention et c’est la curiosité au zénith et l’imagination trémoussante que je suis partie à l’abordage de cette lecture, éditée chez Glénat.

Frédéric Brrémaud s’est à nouveau saisi d’un chef d’œuvre de la littérature classique et s’est adjoint les services d’Alessandro Corbettini au dessin pour nous offrir cette adaptation en bande dessinée, virtuose et dense, du récit d’origine. Après plusieurs Jules Verne ou encore  Guerre et paix  de Léon Tolstoï, c’est ici, d’un roman d’Eugène Sue, Kernok, le pirate édité en1830, dont le scénariste s’est emparé.

Exit le débonnaire Jack Sparrow et ses Caraïbes ou l’humour un brin naïf de Ratafia, Kernok a depuis longtemps sombré dans la cupidité avec ablation de l’éthique personnelle et de la bonne conscience. Pour faire simple et clair, Kernok est un salopard prêt à tout, violent et cruel ayant depuis belle lurette refilé son âme au diable… Le récit originel s’inscrit dans la pure tradition du roman de piraterie, marquée notamment par  Le corsaire rouge  de James Fenimore Cooper paru en 1827 et qui fait figure de précurseur. Eminemment humaine, dans ce qu’elle a de pire comme de meilleur, la trame narrative mêle ironie, humour noir et férocité grinçante, notamment quand on la replace dans son époque d’écriture ; bourgeoisie et clergé ne sont pas épargnés…

Kernok donc, poussé par Mélie, sa « compagne », part consulter la sorcière de Pempoul, quelque part en Bretagne sur la côte des naufrageurs et apprend que ses jours sont comptés… Que faire de cette prédiction ? C’est entièrement à l’encre de Chine et par un habile travail sur les lavis qu’Alessandro Corbettini nous entraine dans le sillage de ce démon fait homme et de toutes ses folies. Le noir omniprésent crée à la fois une intensité dramatique et un calme dense ; l’alternance de cases où le mouvement est limpide et de cases où tout semble figé rythme la lecture. Le découpage en chapitres ajoute au confort du lecteur. C’est noir, brutal, lumineux, ça donne parfois l’impression de boire la tasse en sombrant dans les abysses, de s’envoler en haut des mâtures, ça coupe le souffle au cœur des canonnades, ça submerge d’émotions enfin pour laisser sur le sable, bercé par le ressac et les embruns… Le travail sur les ombrages et la lumière est remarquable ; le dessinateur réussit à rendre les gerbes de feu, l’écume des vagues, la pâleur des blessés… uniquement par les contrastes avec les à-plats d’encre !

Ce qu’il advint finalement de Kernok et de l’équipage de son brick, l’Epervier, je vous laisse le soin de le découvrir vous-même… entre une lame de fond noire de Chine et une voile claire à l’horizon…

Chronique de Louna Angèle.


© Glénat, 2024.

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