Les crayons

 Tant que nous sommes vivants  m’avait touché au cœur, ajoutant instantanément l’expérimenté Frédéric Bihel à la liste des auteurs ayant ma préférence. A partir de là, j’ai suivi l’élaboration de ses œuvres ; et il y avait beaucoup de poésie et de nostalgie dans chaque planche partagée en ligne pour « Les crayons ». C’est avec joie et émotion que j’ai ouvert – et bu – l’album. La sensibilité, qui est une belle signature des œuvres de Bihel, est ici exacerbée, et pour cause : il s’agit d’un récit autobiographique très intime et cathartique. Futuropolis ajoute un morceau de choix à sa très belle collection en éditant une bande dessinée adulte bouleversante, sur l’enfance, les traumatismes, le difficile travail du deuil lorsque l’on est encore petit. La façon dont l’imaginaire prend le dessus pour surmonter la perte est transcrite à merveille. Il ressort une douceur incroyable de ces dessins et de ce scénario, composé de souvenirs recousus comme une fragile dentelle. Dans un récit simple, sans un mot de trop, l’auteur confirme son talent aussi bien à l’écriture qu’au dessin, très personnel.

Frédéric part sur les traces de son enfance. Dans ce village où il arrive à 6 ans, l’école est un repère, mais aussi un souvenir douloureux, celui d’avoir été moqué, de ne pas avoir les codes de la campagne, et de bégayer. La ferme de Gaby est, à l’inverse, un refuge, celui où il retrouvait son meilleur ami pour aller jouer dans les bois, et d’où il ne partait jamais sans un bon bol de lait frais. Mais le souvenir le plus profondément ancré, c’est celui de l’immeuble où il vivait, de sa chambre où il dessinait et lisait ses pif Gadget. A partir de morceaux de mémoire bien ancrés, vient se broder une vérité arrangée. Le jeune Frédéric fait l’école buissonnière. Au grenier, il rencontre Catherine, qui lui dit le connaître, et à qui il dessine ses histoires préférées sous la douce lumière d’un chien assis. Revenu en repérage dans la rue, il faut pourtant se rendre à l’évidence : cette fenêtre n’existe pas.

Á rebours des dessins lisses à la tablette, le dessinateur opte avec brio pour les crayons et fusains. Quelques touches de couleur sont distillées avec tendresse, ici un rouge ou un jaune, comme des flashs d’objets gravés dans la mémoire. Et puis il y a les yeux, bleus, de Catherine… Les pages de 1970 font exception, avec des images colorées et lumineuses, celles d’un temps révolu. L’auteur n’a pas son pareil pour nous plonger dans un récit aux allures de conte, composé de silhouettes noires, d’arbres noueux, de monstre au fond du puits… Le décor est posé, les ombres ajoutent leur lot de mystère, d’une vieille bâtisse typique de la campagne à la nuit tombée, à un grenier faiblement éclairé, mais agréable. Là-haut, les dessins d’enfants se mêlent à ceux de l’illustrateur, et le temps semble suspendu, dans les sourires et la complicité partagée : Frédéric raconte en dessin à la jeune fille qui lui tient compagnie les aventures d’Ulysse, puis lui offre une boite de crayons… Ce souvenir reconstruit, objet d’une très belle planche, n’est pas anodin, comme nous l’apprend l’épilogue.

Cet opus aussi beau qu’émouvant – qui risque fort de vous tirer une larme, avec les photographies familiales en pages conclusives – invite à la bienveillance, envers notre enfant intérieur, envers notre mémoire qui nous joue des tours, et envers tous les enfants un peu timides, qui feront leur rentrée à reculons, avec un cartable plus lourd à porter que les autres. Vive leur imagination débordante !

Chronique de Mélanie Huguet-Friedel.


©Éditions Futuropolis, 2024.

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