Les jours fériés et la période des commémorations sont l’occasion de s’attaquer à une BD plus copieuse. Si vous êtes de ma génération, vous avez sans doute survolé comme moi l’histoire de l’Algérie ; mais vous savez combien cette page complexe du passé français est importante. Avec l’album intitulé Bourdieu, une enquête algérienne, les éditions Steinkis nous proposent une ambitieuse biographie de cet intellectuel majeur, qui a révolutionné la sociologie, et de sa genèse en Afrique. C’est également une fresque historique et humaine détaillée sur ce grand pays qu’est l’Algérie. Le récit est exigeant, à la croisée entre histoire, politique, philosophie, sociologie. C’est ce qui fait aussi sa grande richesse. L’écriture, du docteur en sciences de l’information Pascal Génot, est très claire ; les illustrations noir et blanc du talentueux Olivier Thomas abouties et pleines de vie ; et les sources – documentaires et témoignages – impressionnantes. L’ensemble nous dresse un portrait complet du sociologue, y compris sur ses parts d’ombre, et nous donne des clés de compréhension de notre société et de notre humanité, en transmettant des valeurs de partage, de fraternité et d’égalité. Bourdieu, dont l’œuvre a son propre rayon dans les librairies, est un personnage incontournable de la seconde moitié du XXe siècle, apportant à la fin de sa vie aux dominés les moyens de se défendre dans les grands confits sociaux. D’origine rurale, jeune agrégé de philosophie, il a pourtant commencé par effectuer son service militaire en Algérie. Ce qui intrigue notre narrateur, c’est qu’il a été plus d’un an au poste de secrétaire au Gouvernement Général. Sa mère avait en effet obtenu qu’il soit en poste à l’écart des combats. Il s’agit de participer à la guerre de l’information et de l’action psychologique : persuader les Algériens et l’international du bien fondé de poursuivre la colonisation. Le rôle de notre protagoniste est flou cette année là. Il n’en demeure pas moins qu’ensuite, il quitte l’armée avec en lui un besoin de vérité. Il revient enseigner à Alger sans y être obligé. Contre les thèses dominantes, il mobilise l’anthropologie la plus récente aux côtés des classiques de la sociologie. » L’urgence était de réfuter le racisme savant ou ordinaire. » Transcendant les clivages de sa discipline, il développe par un important travail de terrain une sociologie qui peut à la fois expliquer et comprendre. Et, comme nous l’explique Pascal Génot, » plus elle est juste scientifiquement, plus elle fait apparaître le monde social actuel tel qu’il est. Inégalitaire. Arbitraire. Violent. » Les principes et analyses développés par Bourdieu nous aident à comprendre l’Algérie d’hier, mais aussi le monde d’aujourd’hui, des déplacements et déracinements de population en temps de guerre jusqu’au lien entre hausse de la précarité sociale et désaffection politique observable en France et ailleurs. Olivier Thomas impressionne par ses dessins fouillés, réalistes, qui apportent une belle énergie. Sacré travail décliné sur pas moins de 250 pages. On se régale autant des paysages que des portraits, avec des personnages qui nous sont d’emblée sympathiques, du sociologue à l’auteur mis en scène, en passant par les enfants dans la rue, les jeunes étudiantes ou les témoins plus âgés. L’Algérie pulse de vie, chacun s’affaire à ses occupations. Le gaufrier est dynamique, les plans bien choisis. Ils nous invitent, à la façon de Bourdieu, à observer, que ce soit en se mêlant à la foule ou en prenant un peu de hauteur. Le noir et blanc fonctionne très bien, il apporte un côté historique, gomme aussi les différences de couleur de peau : tous égaux ! Les auteurs nous offrent un regard pointu et du plus haut intérêt sur un homme de premier rang qui a su trouver sa juste place et affirmer un jugement clairement anti-colonialiste. L’approche croise également les événements depuis la guerre d’Algérie jusqu’aux plus contemporains. Un travail d’enquête et graphique remarquable, une œuvre d’un grand intérêt, qui mérite qu’on s’y attarde.
Chronique de Mélanie Huguet-Friedel.

© Steinkis Éditions, 2023.