LA VIEILLE ANGLAISE ET LE CONTINENT

Avouez le, les mammifères marins nous subjuguent, et nous avons tous une petite voix qui s’indigne lorsqu’ils sont malmenés. Qui n’a pas rêvé un jour d’être un des leurs, de traverser les océans, de sauter au dessus des vagues, de communiquer comme par la pensée avec ses proches. Non, il ne s’agit pas d’Avatar 2, mais d’une BD de science-fiction au scénario très original de Valérie Mangin, d’après le roman de Jeanne-A Debats. La vieille anglaise et le continent, c’est une dame âgée, riche et puissante, qui est toujours allée au bout de ses idées : Ann Kelvin. Elle prend le corps d’une baleine mâle pour protéger cette fabuleuse espèce. Les dessins de Stefano Martino, où textures et couleurs ont été délicieusement travaillées, nous plongent dans un thriller sous-marin haletant. Car si l’action peut faire penser à Sea Shepherd , les multinationales en face sont d’une force indécente et les nouvelles bio-technologies mises en œuvre vont vous donner des sueurs froides… Le scandale sera à la hauteur d’un tsunami. Et dans le même temps, le récit est une histoire saisissante de lâcher prise, sur sa vie, sur son corps, sur son sexe de naissance, sur son espèce… A la découverte d’un autre soi, d’un renouveau merveilleux, jusqu’à atteindre le continent cétacé. Un très bel album paru chez Drakoo, à partir de 12 ans, riche et vivement conseillé !

En préambule, il faut que je vous précise que dans ce monde, la mnèse est possible et encadrée : transmettre son âme dans un autre corps, en copiant son cerveau dans le crâne du receveur, et gagner ainsi quelques précieuses années de vie supplémentaire. Elle ne peut se dérouler que sur des clones ayant très peu de connexions neuronales, sinon ce serait un crime. Cette pratique reste très discutable, les clones étant maltraités avant la transplantation et après, quand ils redeviennent légumes. Je dois vous dire aussi que très vite, vous allez être happé par les voix. Car vous allez écouter des échanges croustillants entre personnages à l’esprit vif, mais aussi des dialogues intérieurs. Il faut dire que, passée la délicate étape de la transmnèse, une première mondiale sur un corps animal et non un clone, Ann, dans son nouveau corps, est d’abord coupée du monde extérieur. Satisfaite d’avoir changé de sexe et de ne pas avoir à subir les assauts d’un grand mâle, Ann se découvre aussi maladroite, et doit tout réapprendre, jusqu’au langage. De judicieux flash-back nous en disent plus sur notre protagoniste, qui peut être aussi vipère que charismatique, et sur le protocole scientifique mis en place. Sa mission ? Se frotter aux autres baleines pour les marquer et les contaminer, grâce à des réservoirs sous une pseudo-peau équipée de micro-crochets. Mais quel est le but de cette maladie inoculée ? L’objectif sera-t-il atteint ? Alors qu’Ann s’est fait un précieux ami, elle découvre des bateaux ayant brouillé tout repérage, et à l’activité plus que suspecte…

Peut-on encore être surpris graphiquement par un album d’aventure et d’action ? Oui, quand le dessinateur a un vrai style qu’il décline avec brio, nous offrant un jeu de case soigné, des perspectives abyssales, des contre-plongées qui prennent tout leur sens à des lieux sous la mer… Et surtout, il y a ces peaux et fonds de décor texturés, hachurés, donnant de l’épaisseur aux plans, témoignant de l’ histoire riche des cétacés marqués par les cicatrices de la vie. Les cases ne manquent pas d’éclaboussures, le végétal semble éclore en mille bulles, le trait réaliste est rehaussé de taches abstraites, de griffes, comme pour nous rappeler que la vie n’est pas lisse mais rugueuse, pleine d’aspérités, de contradictions, d’épreuves. Les explosions spectaculaires sont aussi au rendez-vous. La technologie de pointe se mêle à la nature océanique la plus sauvage. Dans les sanctuaires de glace de l’Antarctique, l’auteur joue avec délice sur le noir des profondeurs et l’harmonie des couleurs, jusqu’à ce qu’apparaissent d’extraordinaires filaments de lumière…

Les auteurs réussissent la prouesse de nous plonger dans un monde dystopique, et de nous offrir simultanément une ode au majestueux monde marin. Les dessins, entiers et aboutis, sont un régal, l’histoire se lit d’une traite. Et, cerise sur le gâteau, le cahier documentaire revient autant sur l’écrivaine et l’adaptation que sur les thématiques abordées : l’engagement, la force de caractère, mais aussi le féminisme et le changement de genre. Tout cela à de quoi attiser la curiosité d’un large public !

Chronique de Mélanie Huguet Friedel.

© Drakoo, 2024.

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