Pour mettre en perspective le mouvement féministe, il est intéressant de se rappeler des normes héritées du XIXème siècle et qui ont longtemps perduré : les femmes étaient soumises à leur mari. Pas question de quitter un mari violent, ni même d’écrire un roman dont ce serait le scénario. Pourtant, chez les trois sœurs Brontë soufflait un fort vent de liberté, qui les a conduit à écrire des textes subversifs et précurseurs, quitte à user d’un ingénieux subterfuge pour être publiées. Admirative de ces écrivaines, l’autrice Paulina Spucches a réalisé, en visitant la maison où elles avaient vécu, qu’Anne était tout autant romancière que ses aînées (dont l’une est l’autrice des Hauts de Hurlevents, un des plus grands romans britanniques). Il n’en fallait pas plus à la talentueuse Franco-Argentine pour vouloir lui rendre justice en lui dédiant une bande dessinée, poursuivant ainsi sa collaboration avec Steinkis, qui a également édité son premier album. Portrait d’une société victorienne patriarcale, la bande dessinée Brontëana »n’est pas une simple biographie de la benjamine. Elle nous transporte, à chaque planche entièrement peintes. En effet, celles-ci sont superbes, surprenantes d’époustouflantes couleurs vives et denses, dans un style entre fauvisme et expressionnisme rare dans le neuvième art. Dans cet univers se mêlent la magie des grands espaces et des landes, les histoires imaginaires et un destin hors norme, malgré un quotidien parfois très dur. L’album, au scénario riche, propose en supplément de superbes pages annexes, très complètes : postface, carnet de recherches graphiques, chronologie, bibliographie, reproduction de dessins et lettres des sœurs.
En 1848, la parution d’un nouvel ouvrage d’un des frères Bell, légitimant l’acte illégal de fuir son mari et d’avoir une liaison extra-conjugale, rend folle la société londonienne. Mais qui sont ces trois frères que personne n’a jamais vu ? Vingt ans plus tôt, l’enfance des sœurs Brontë est marquée par le traumatisme, avec le décès de leur mère puis de leurs sœurs. Les jeux de rôle et la liberté offerte par les grands espaces sont leur échappatoire, la tribu tisse des liens resserrés. Le père, pasteur, les laisse lire autant la bible que les poèmes les plus obscurs. L’imagination des enfants se développe et les conduit à peindre et à écrire. Ana, timide et obéissante, s’affirme pourtant pour obtenir son indépendance. Elle trouve sa place comme gouvernante, mais est le témoin gênant de mœurs inacceptables initiées par son frère. Si les sœurs, à nouveau ensemble, vivent comme toutes les fratries une relation complexe, faite de secrets, de comparaisons, leur union fait leur force. « Nous écrirons à propos de femmes comme nous. Nous écrirons la liberté. Nous écrirons la vérité. Nous écrirons la vengeance. Et l’amour. » Un programme alors sans équivalent, et un choix décisif : utiliser un nom de plume, un nom neutre, pour que l’on juge leur écrit avant de les juger comme femmes. Il faut laisser partir par la poste des centaines de pages écrites à la main, attendre des semaines… Et soudain, le succès, jusqu’aux plus hautes sphères. Et celle qui est perçue comme un oiselet insignifiant se métamorphose en un magnifique corbeau à la robe couleur rubis. Vertigineux !
Les passions qu’ont suscité les sœurs ont bousculé les cadres, et pour nous le faire saisir, l’autrice bouscule ceux de la BD. Cadrages différents à chaque page et inspirés de l’art nouveau, typographie non manuscrite mais soignée, peinture vive… L’ensemble est à la fois très original, très lisible et immersif, fidèle aux mouvements artistiques de l’époque. Entre fauvisme et expressionnisme, la dessinatrice, qui s’est inspirée des couleurs des landes qui ont vu grandir la fratrie, laisse toute sa place à la couleur, et apporte ainsi de la joie et de la lumière à une histoire pourtant assombrie par la tuberculose. Le dessin, travaillé, est à la fois, simple et réaliste, délimité par de doux reflets. Le format généreux de près de 200 pages donne un rythme au récit, celui des actions soudaines et du temps qui passe. Les planches divisées non pas à l’horizontale mais à la verticale offrent une profondeur de champ, des paysages remarquables, des détails soignés. Ce ne sont pas des traits noirs mais les pans d’un triptyque ou des ornements végétaux qui mettent en valeur certains passages. Le gaufrier prend par moment la tangente en diagonales angoissantes… Quand certaines cases sont tout simplement sans dessus dessous.
Saluons un album graphiquement très abouti et original, aux couleurs extraordinaires. Le récit, très intéressant du point de vue sociologique, met en lumière le combat des femmes pour exister dans une société patriarcale. Que l’on soit amateur d’art ou de littérature, que l’on aime les personnages entiers ou découvrir une histoire méconnue, il est à découvrir et parcourir absolument.
Chronique de Mélanie Huguet-Friedel.


© Éditions Steinkis, 2023.