Grandville : Noël

Parfois, certaines œuvres de qualité ne rencontrent pas le succès escompté à leur sortie. Tous les ingrédients sont présents mais la mayonnaise ne prend pas. Ceci est peut-être dû au fait que ces séries sont trop en avance pour leur temps mais elles méritent un second souffle pour atteindre un succès critique et commercial. Grandville de Bryan Talbot est de celle-là. Delirium réédite en intégrale ce roman graphique unique, la lecture du tome Noël se révèle indispensable.
Au commencement, un événement inconnu a changé la chaine de l’évolution. Les animaux ont muté puis évolué pour devenir l’espèce dominante pendant que les humains sont relégués au rang de « Pâtes à pain».
1815, Napoléon Bonaparte remporte la bataille de Waterloo face au duc de Wellington. Il conquiert l’Europe et soumet l’Angleterre. Paris est le centre névralgique de son nouvel empire et est surnommée Grandville.
Deux siècles plus tard et après moult péripéties, le blaireau Archibald Lebrock est promu inspecteur détective de Scotland Yard. Les fêtes de fin d’année se rapprochent à grands pas, elles sont le signe d’une prise de congés. Cette perspective ne l’enchante guère, du repos…pourquoi faire ? Le travail est comme le crime, il ne s’arrête jamais. Archie est un fin limier. Il ne vit que pour récolter des indices, distinguer les faits et traquer les criminels.
Sa sympathique logeuse viendra casser la monotonie ambiante en requérant son aide. Bounty Spall, la nièce de la pauvre madame Doyle, a mystérieusement disparu à la suite d’un voyage scolaire organisé dans la capitale française. Le mustélidé n’abdique jamais et sait se montrer féroce. Lebrock utilise la manière forte pour délier les langues, ce qui le mène sur une piste. La jeune écervelée aurait rejoint une communauté d’illuminés, il s’agit de l’Eglise de Théologie Evolutionniste dont le gourou est une licorne baptisée Apollon. Ni une ni deux, Archie saute dans le premier aéronef pour retrouver un cochon d’Inde haut comme trois pommes dans la ville lumière où il règne une forte tension spéciste. Pensant résoudre une simple affaire de fugue, le policier va rapidement rencontrer les ennuis et se retrouver dans une conspiration diplomatique voire idéologique qui le dépasse complètement. L’enquête l’amènera à coopérer avec Chance Lucas, un homme appartenant à l’agence américaine Pinkerton. Leur association risque de déclencher quelque-chose de potentiellement dangereux ou explosif.
Bryan Talbot est une véritable institution du neuvième art à lui seul. Son projet pharaonique Grandville mêle thriller, anthropomorphisme, steampunk, uchronie et romance. Ce melting-pot puise autant ses influences chez Jules Verne, Lewis Caroll, Arthur Conan Doyle ou Ian Flemming que Morris, Albert Uderzo et René Goscinny. Chance Lucas ressemble à s’y méprendre à notre cowboy belge qui tire plus vite que son ombre et il ne sera pas rare de croiser au recoin de quelques pages des célèbres gaulois transformés en meneurs syndicalistes. Le créateur souhaite proposer un comic-book à l’édito solide, riche sans oublier l’aventure avec un grand A. Le récit est d’une complexité incroyable en restant facile d’accès. La science, l’environnement urbain et social jouent un rôle primordial dans l’histoire. L’auteur en profite pour aborder des thématiques épineuses telles que l’obscurantisme religieux, la radicalisation, le sectarisme et la manipulation politique. Le casting des personnages animaliers est sans défaut, le choix colle parfaitement à leur psychologie. Les dialogues contemporains envahissent les phylactères sans broncher, ça passe crème. Chaque tome possède son cahier iconographique, la liste des inspirations est sans fin et emprunte autant à la littérature qu’à la bande dessinée en général.
Graphiquement, Bryan Talbot excelle. Il avoue avoir pris comme modèle les illustrations de Jean Ignace Isidore Gérard alias Jean-Jacques Grandville. Le crayonné ainsi que l’encrage sont exécutés à la main pour être finalisés à l’ordinateur. Cette technique mixte permet de converger vers le rendu souhaité par notre charmeur de l’image. Le dessin bifurque du côté du symbolisme, de la caricature et du réalisme afin de se rapprocher d’une esthétique dite pointue. Talbot retranscrit avec talent l’atmosphère ainsi que le style de la belle époque grâce au soin apporté aux costumes, décors et
machineries incroyables. Son style évolue assez naturellement vers la ligne claire, l’esprit d’Edgar P. Jacobs survole l’ouvrage. Le découpage s’élabore avec classe et limpidité. L’encre de chine est tirée à quatre épingles, elle s’applique avec raffinement du bout de la plume et du pinceau. La colorisation se déploie dans un festival pyrotechnique. La palette de pigmentations multiplie les impressions brillantes, vaporeuses, synthétiques et concède un aspect industriel surréaliste à l’ensemble. Le résultat est net et fourmille de détails agréables à la vue, la mise en page se révèle très attractive.
En conclusion, je tiens à souligner l’excellente production reliée fournie par les éditions Delirium. Elle s’accompagne d’une traduction digne de considération de Philippe Touboul nos «transposeurs» et interprètes de textes sont les héros trop souvent oubliés de nos chroniques sans qui la magie n’opérerait pas.

Chronique de Vincent Lapalus.

#comicbooks #thriller #anthropomorphic

© Delirium, 2024.

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