Nous sommes en 2024, et il faut encore se battre pour faire reconnaître les violences et harcèlements que subissent les femmes, mais aussi la solitude et l’isolement des ouvriers expatriés… Et continuer de faire connaître la destruction de certains territoires. Kate Beaton, originaire de Nouvelle-Écosse, au Canada, est partie travailler en 2005 dans les sables bitumineux, en Alberta, pour rembourser son prêt étudiant. Elle nous offre une chronique détaillée et très intéressante de son quotidien, dans l’ambitieuse bande dessinée Environnement toxique, parue chez Casterman, que je vous conseille vivement. Si le sujet est lourd et complexe, le dessin se veut accessible. Le regard jeune et aiguisé sur un univers dur, très masculin, porte un jugement modéré. Développé sur 432 pages, il permet de prendre le temps d’une approche réaliste, profondément humaine, et même parfois drôle malgré la pression constante, où l’on peut rentrer dans la peau de la protagoniste et percevoir un système éprouvant. Je ne suis pas surprise que l’autrice connaisse un succès important outre-atlantique, vu tout le travail qu’elle a réalisé ! Le livre a reçu le prix Eisner 2023 du meilleur mémoire graphique et le prix Harvey du meilleur livre. Il apparaît également en France dans plusieurs sélections : ACBD 2023, Les Inrocks, Prix BD Fnac France Inter 2024…
D’emblée, on fait connaissance avec Kate. Elle nous parle franchement, avec une appréciable pointe d’humour et d’ironie. Et il en faut, pour affronter le quotidien très particulier qui va s’imposer à elle. Les hommes sont d’une lourdeur… Chacun y va de sa petite remarque, croyant être le seul à faire cela… Par ailleurs, au bout d’à peine quelques mois, Kate se met à tousser tous les soirs… Mais il n’y a pas que l’environnement physique qui est toxique… La filière d’exploitation des pétroles non conventionnels abîme les hommes en même temps que la terre, l’eau. A la fois physiquement- problèmes de peau, risque d’accidents, cancers… Et psychologiquement. Dans cet univers très masculin, loin de sa famille, la moindre femme est perçue comme de la viande… La fidélité vole souvent en éclat, et dans le même temps, si une jeune couche avec un homme, elle sera dorénavant cataloguée comme une fille facile… Un contexte explosif qui peut conduire au viol et à l’omerta. Les violences et harcèlements sont refoulés car c’est déjà assez dur comme ça, et de toute manière, les patrons ne sont pas du tout à l’écoute… Néanmoins, l’auteure privilégie une approche sociologique nuancée à une critique frontale. Car des centaines d’hommes sont aussi très corrects. Si ceux qui s’accrochent pleurent leurs enfants qui leurs manquent, certains tombent dans la cocaïne… Heureusement, d’autres ont encore l’énergie d’apporter du réconfort : une sortie dans une meilleure cantine ou à la pêche, le partage de photos de famille ou d’aurores boréales… Une expérience dont Kate n’est pas sortie indemne, mais qui lui aura permis de mettre en dessin ses mots et ses maux et de continuer à croire en l’humanité.
Les personnages semblent croqués sur le vif, ils sont vivants et facilement identifiables. Le dessin, tout en nuances de gris, se concentre sur les expressions des visages. Le florilège des dialogues amène tour à tour sidération, consternation, colère, dégoût, tristesse, fatigue… Les silences en disent souvent tout aussi long, et Kate nous paraît souvent bien vulnérable. L’auteur a glissé des planches de paysage surprenantes, très réalistes, qui participent à la compréhension des lieux et ambiances. Les sites sont très artificialisés, les nombreuses infrastructures contrastent avec la neige. L’ensemble a un caractère, dénaturé, agressif. Et c’est comme si la détérioration des paysages déteignait sur la gente masculine… Les variations du nombre de cases apportent le bon rythme et mettent l’accent sur des moments difficiles, où l’émotion transmise est forte.
Le récit se termine sur une fin marquante, où Kate ose enfin dire ce qui ne va pas. Au-delà de l’engagement féministe, participant au mouvement « me too », et de la dénonciation des prêts étudiants, ce cri du cœur est un appel à mieux prendre en compte la santé mentale dans les entreprises. Car si des efforts ont été faits depuis 20 ans, il reste encore un grand chemin à parcourir… Plus généralement, le livre donne une vue d’ensemble d’une société mal en point, qui gagne à mieux considérer et protéger à la fois chacun d’entre nous et notre planète. Pour comprendre que ce n’est pas qu’une question de comportement, mais de système, qu’il faut profondément modifier.
Chronique de Mélanie Huguet – Friedel



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