CEUX QUI ME TOUCHENT

« Ceux qui me touchent » : un magnifique cerf en couverture et des contrastes forts, or et noir, pour un cri du cœur percutant, aux éditions Grand Angle. Un travail sensible, où l’enfance apporte sa joie et son innocence, et qui vient bousculer plusieurs tabous : celui de la production et de la consommation animale, en premier lieu, mais aussi les fausses couches, la question du travail, du chômage, des sans domicile fixe… Le personnage principal, Fabien, employé dans un abattoir, est au bord d’un précipice, celui qui mène à la dépression voire au suicide. Grâce à l’ancrage de sa fille, il aimerait retrouver son âme d’enfant. Mais même dans le monde de l’art, la question est posée : où est passée notre humanité ? Un message important, qui mérite d’être lu, d’autant plus que le parti pris graphique, à la fois réaliste et très stylisé, de Laurent Bonneau, est aussi fort et abouti que le scénario, écrit par Damien Marie. Le binôme avait déjà montré sa qualité dans « ceux qui me restent », parus en 2014. Ce nouvel album faisait partie des 15 BD de la 1ère sélection ACBD 2023 : à découvrir sans plus attendre !

La vie, c’est quelque chose d’assez simple… Mais pas toujours. Pas quand un projet d’enfant entraîne une longue incertitude, 12 ans d’attente. Ni quand les presque six années de sa fille sont passées comme un tunnel, Un tunnel puant, d’une odeur persistante, à tuer des cochons chaque jour pendant que sa femme s’éreinte dans un hôpital public en sous-effectif. Alors le rituel du soir, c’est un moment à part, fait de magie et de complicité. Un soir, l’histoire inventée à deux prend la forme de cochons zombies et d’un cerf majestueux… Sous le choc d’un accident et de la rencontre avec un troupeau de cervidés, Fabien n’est pas au bout de ses surprises, ou de ses faits d’armes. Car il décide de dire stop. Ou merde. Un cochon tatoué l’emmène à la rencontre de la jeune autiste Nathalie, il veut changer l’histoire, changer de vie. Mais en se lançant dans un projet artistique, il se heurte à l’absence d’humanité, de l’art obscène aux SDF à la rue… Et sa femme le rappelle à la réalité, ils ont besoin de son salaire… Le ton est intime et sans concession, tout en portant des valeurs profondément humanistes. A chacun de voir s’il voit dans l’histoire les blessures ou les touches d’espoir et d’amour…

Au sein des pages, monochromes, déclinant des tons chauds, l’illustrateur joue remarquablement sur les éclairages, équilibrant aplats de couleurs, surfaces laissées claires et noir d’encre. Ambiances nocturnes propices à la divagation des pensées, aux gestes automatiques. Le coup de pinceau se fait par moment fuyant et rugueux, à d’autres moments doux et irrégulier, en lavis laissant apparaître des tâches. Les traits, présents et précis, parfois nerveux ou anguleux, nous emportent. L’édition, généreuse, en 224 pages, permet au dessinateur de détailler les expressions des visages, et au lecteur de s’immerger aux côtés du narrateur. Les plans rapprochés sont nombreux ; le découpage finement travaillé, varie bandes horizontales, grandes cases carrées touchantes voire bouleversantes, et planches en 3 plans. L’ensemble a une qualité cinématographique remarquable.

Finalement, nombreux sont « ceux qui nous touchent » : les amis qui prennent soin de nous et de nos proches ; les parents cherchant le bonheur de leur enfant ; les ouvriers en marge de la société alors qu’ils la font tourner ; les soignants qui s’oublient à s’occuper des autres ; les animaux, qui méritent notre attention ; et les enfants, surtout, qui savent vivre intensément le moment présent, débordent d’imagination et nous transforment, une fois que nous devenons parents… Un bel appel à s’écouter et à écouter les autres, à profiter des instants de vie, précieux. Salutaire.

Chronique de Mélanie Huguet – Friedel.

© Grand Angle, 2023.

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